Voici le genre de question dont la réponse peut suffire à vous classer dans le clan du Bien ou du Mal, à vous affubler de l’étiquette d’ahuri de gauche ou de sans-coeur de droite, à dévoiler votre pusillanimité ou votre cynisme, à vous brouiller avec vos amis et vos e-connaissances. Votre cercle de relations a survécu au débat sur le mariage gay, il n’est pas dit qu’il sorte indemne de celui-là.
Je vais donc aborder cette question avec précautions et nuances – ce qui signifie que ça risque d’être un peu long.
Amazon, pour commencer, il faut bien prendre la mesure de ce que c’est (et ce site est pas mal fait pour ça ):
- Un chiffre d’affaire qui est supérieur au PIB de la moitié des pays du globe (34 milliards de dollars en 2011) – shebam !
- Un nombre de clients hebdomadaire qui représente plus de deux fois la population française (137 millions en 2011) – pow !
- Des entrepôts dont le volume est supérieur à celui de 10,000 piscines olympiques – blop !
- Plus de 50,000 employés répartis un peu partout dans le monde – wizz !
Niveau activité, le fleuve en charrie pour tous les goûts :
- Des biens de consommation culturelle physiques : livres papier, CD, DVD, jeux vidéos
- Des équipements électroniques pour les utiliser
- Des biens de consommation culturelle dématérialisés : ebooks au format kindle et MP3
- La liseuse Kindle pour lire les premiers
- Des fringues, des chaussures, de l’électroménager, des jouets, des jeux de société, des trucs pour la maison…
- … et de la bouffe
Mais Amazon, c’est aussi pas mal de services plus ou moins connus :
- Le marketplace, la plateforme de vente qui permet à tout un chacun de créer son petit commerce (=échanger des biens contre des sous)
- Amazon cloud, espace de stockage distribué dans le nuage réseau qui permet de sauvegarder les photos de son chien et d’y accéder de n’importe où
- Cloudfront, un CDN (ou content delivery network) qui permet d’envoyer à toute vitesse des données comme de la vidéo à l’autre bout du monde
- Kindle Direct publishing, qui permet à des auteurs sans éditeur d’aller à la pêche aux lecteurs en publiant et en vendant leurs œuvres au format Kindle
Amazon permet donc beaucoup de choses, et il est probable que j’en oublie.
Quelles seraient donc les raisons de boycotter ce mastodonte de la net-économie qui a su surfer sur toutes les vaguelettes générées par le tsunami d’Internet ? Il y en a plusieurs. Et hop, je vais refaire une liste.
- 1) Trop c’est trop : tant de marchés concentrés chez un seul acteur, c’est le summum de l’intégration horizontale, verticale et en diagonal. Les économies d’échelle rendues possibles par la mutualisation des infrastructures crée une distorsion de concurrence, entrainant un risque monopolistique que même les tenants de l’économie libérale ne cautionnent pas. Les librairies traditionnelles y ont déjà laissé leurs plumes et leur duvet, d’autres secteurs voient également leurs emplois menacés. Comment les commerces de proximité peuvent-ils soutenir la comparaison quand Amazon, en bon adepte de la technique du dumping, se permet de vendre à perte pour pénétrer un marché ?
- 2) Parmi les 50,000 employés d’Amazon, il doit y en avoir deux ou trois qui sont particulièrement bien rémunérés : ceux qui sont en charge de mettre en place les montages fiscaux pour faire payer le moins d’impôts possible à la société. En Angleterre, par exemple, elle s’en sort avec un taux d’imposition que n’importe quel contribuable lui envierait : moins de 1%.
- 3) Les conditions de travail dans les entrepôts, particulièrement en périodes de fêtes, ont été plusieurs fois dénoncées à coups de reportages, d’articles, de livres. Cadences folles, suspicion généralisée, absence de reconnaissance pour des intérimaires interchangeables, c’est ici.
- 4) Venons-en à un sujet plus précis, celui des livres numériques. Le problème des entrepôts est naturellement écarté, mais tout n’y sent pas la rose pour autant. Le service Kindle Direct Publishing permet aux auteurs de s’autopublier tout en bénéficiant de la force de frappe marketing d’Amazon : une vitrine, la possibilité de récolter des critiques, d’apparaître dans le classement des ventes, d’entrer dans le jeu des recommandations, de se faire payer à hauteur de 70% du prix de vente. Et voilà comment on offre à Kylie Ravera la possibilité bouleversifiante de se retrouver aux côtés de Marc Levy dans un même panier. Mais : l’auteur pourra se plaindre des conditions d’exclusivité imposées par le géant s’il souhaite bénéficier de tous les avantages du programme KDP, tandis que le lecteur bien informé fera légitimement la moue en apprenant que les fichiers de la plupart des ebooks sont DRMisés pour en empêcher la copie incontrôlée* et que leur format est propriétaire. En cas de perte, on l’a dans le baba.
En résumé :
- Vous pensez que « Small is beautiful », que « Local smells better » ou que “Too big is bad for economy”: boycottez Amazon.
- Vous pensez que l’optimisation fiscale, c’est le mal : boycottez Amazon.
- Vous pensez que l’être humain doit s’épanouir dans son travail : boycottez Amazon.
- Vous estimez que les DRM et les formats propriétaires sont les tentacules du Malin sur la page immaculée de vos libertés : boycottez Amazon.
Bien. Maintenant, respirez un bon coup, détendez-vous un peu : nous allons changer de perspective. Laisser de côté ce que certains appelleraient les « bons sentiments » pour faire preuve, au choix, de lucidité, de réalisme, de cynisme. Et, oui, ça passe par une nouvelle liste.
- Ok, Amazon s’étend partout. Mais peut-on reprocher à une entreprise de chercher des vecteurs de croissance, de les trouver, de les exploiter, de faire mieux que ses concurrents ? Une offre pléthorique, un moteur de recommandations efficace, un service après-vente qui vous renvoie n’importe quel article défectueux avant même que vous n’ayez eu le temps de remballer le vôtre, des livraisons en 24h même si vous habitez dans un trou perdu au fin fond de la campagne… Alors oui, il y a de la casse, des acteurs qui disparaissent. Comme d’autres ont disparu avant eux. Où sont les cordonniers, les couturières, les rémouleurs ? Et personne pour pleurer sur les crieurs publics ?
- Ok, Amazon est un vilou qui ne paye pas ses impôts. Mais n’est-ce pas le rôle des services de l’Etat de lui faire cracher au bassinet ce qu’il lui doit ? En ces temps de disette budgétaire, à lui de se montrer ferme, de traquer la moindre entourloupe. A chacun son domaine de compétence, ce n’est pas à vous qu’il incombe de faire respecter la loi.
- Ok, les conditions de travail sont mauvaises chez Amazon. Sont-elles réellement meilleures partout ailleurs ? Si le droit du travail est bafoué, oui, il faut le faire respecter. Sinon… combien d’employés à penser qu’il vaut mieux ça que rien ? Et que ce n’est que de l’intérieur, et à condition que le business perdure, que les choses pourront être améliorées.
- Ok, la plupart des ebooks d’Amazon sont DRMisés et disponibles seulement dans un format propriétaire. Mais si votre crainte est qu’ils disparaissent de votre liseuse suite à un changement de conditions de ventes de la société et que vous soyez spoliés d’un droit d’usage que vous avez payé, autant imaginer qu’Amazon se ferait seppuku en dansant nu sous la pleine lune un soir de sabbat. Ce serait suicidaire commercialement parlant. Et, comme TheSFReader, pensez aussi à ces auteurs à qui Amazon a sauvé la mise, qui sont allés à la rencontre de leurs lecteurs grâce à sa plateforme.
En résumé :
- Vous pensez qu’on ne peut pas reprocher à une entreprise de tout faire pour augmenter son chiffre d’affaire : ne boycottez pas Amazon
- Vous pensez que c’est le rôle de l’Etat ou des organisations internationales de commerce de faire respecter les lois fiscales : ne boycottez pas Amazon
- Vous pensez qu’il y a des gens qui ont besoin du travail qu’une multinationale peut offrir : ne boycottez pas Amazon
- Vous voulez soutenir des auteurs qui ont choisi de mettre le fruit de leurs nuits blanches chez KDP : ne boycottez pas Amazon
La fin de l’article approche et je n’ai toujours pas choisi mon camp. Je suis d’accord avec les deux séries d’arguments qui mènent à des positions contradictoires. Le cœur contre la raison ? Ce n’est même pas aussi simple. Contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire, tout n’est pas blanc ou noir.
Une fois n’est pas coutume, je ne vais pas apporter de réponse définitive à cette FAQ et rester dans le gris du questionnement.
[Edit] *Le programme KDP laisse toutefois le choix de DRMiser les livres ou non, la grande majorité des auteurs fait celui de ne pas entraver les possibilités de copie. Encore faut-il trouver où est caché le fichier pour pouvoir le dupliquer...
Personnellement, je me moque assez des DRM sur les ebooks : à ceux qui les achètent de savoir ce qu'ils achètent.
Par contre, je ne me moque pas des conditions de travail des employés, du mépris avec lequel des fous de pouvoir font travailler les masses,de la disparition des libraires troqués contre des hommes robots, de l'évasion fiscale qui ruine les états, des logiques à court terme, de la recherche constante du prix le plus bas sur tout et pour tout qui est un cercle vicieux de l'appauvrissement (sauf pour quelques uns) et qui au passage détruit notre planète, notre cadre de vie, nos liens sociaux. Amazon n'est sans doute pas la seule entreprise à manquer d'humanisme, mais comme le souligne cet article, c'en est une très grosse.
+1 pour le boycott !
Face à la stratégie méga bulldozer d'un groupe de la puissance d'Amazon, pas d'autre solution que le boycott ! Allez, encore un effort !
DD