L'abominable canard des neiges: prologue

La brosse à dents effectuait son mouvement routinier dans la bouche d’Edgard Takès. Toujours circulaire, du rouge vers le blanc, de la gencive vers la dent.

C’était par cette formule qu’Edgard avait présenté ce concept d’hygiène élémentaire à Raoul, son fils unique. Cela se passait des années plus tôt. Une vie plus tôt. Même si ces derniers jours, il en était venu à douter qu’il s’agisse de la même.

Edgard frotta plus fort. Sa bouche écumante s’ouvrit en grand dans le reflet renvoyé par le miroir de la salle de bain. Il y avait un temps pour chaque chose, songea-t-il. Celui des regrets et de l’apitoiement sur soi appartenait dorénavant au passé.

Quand il eut jugé satisfaisant l’éclat de son émail, Edgard s’attaqua à un nouveau chantier : cela faisait plus d’un mois que ses joues n’avaient pas fréquenté de rasoir et un buisson grisonnant et désordonné semblait y avoir planté ses racines.

Le contact de la mousse sur sa peau irritée réussit également à apaiser son esprit. Il se surprit même à chantonner lorsque la lame de rasoir commença à tracer son chemin dans sa barbe broussailleuse. Un réflexe, sans doute. Au moment où le dernier poil disparut de la surface de son menton, Edgard s’époumonait sur une reprise de Caruso. C’était quelque chose que Pat avait toujours détesté. Cela faisait pourtant cinq ans que sa femme était partie, mais certaines vieilles interdictions étaient restées. Il était temps qu’elles disparaissent à leur tour, intima Edgard à l’homme nouveau qui l’observait dans le miroir. Les dents, les joues, le menton, tout était en ordre. Dommage qu’il ne puisse rien faire pour ses yeux… Mais, résolut-il, ceux-là aussi finiraient par retrouver l’éclat qui les animait à cette époque où les accessoires Takès étaient ce qui se faisait de mieux dans le domaine des équipements pour auto.

Tout en s’essuyant le visage avec une serviette-éponge, Edgard déambula dans la grande maison désormais vide. Les tapisseries portaient la marque des cadres qui avaient été enlevés, la moquette et le parquet, des meubles qui avaient été saisis. Cinq semaines plus tôt, c’était Raoul qui avait quitté la maison. Cela n’avait rien d’anormal pour un grand garçon de vingt-quatre ans, mais Edgard aurait préféré que ça ne se passe pas au terme d’une énième dispute. Il aurait également aimé savoir où le jeune homme se trouvait en ce moment, mais il avait fini par admettre que c’était sans doute mieux ainsi. Lui aussi s’apprêtait à prendre un nouveau départ.

Le bruit de ses pas résonnant dans les couloirs, qui l’avait tant abattu jusqu’à une époque pas si lointaine, lui rappela soudain la première fois qu’il avait visité la maison, avec l’agent immobilier. C’était par une belle journée de printemps. Pat, toute jeunette, encore, était très chic dans son manteau de mi-saison, et le petit Raoul s’était amusé à se cacher dans chacun des placards de la vaste demeure, riant aux éclats quand les adultes, avec une sévérité feinte, le débusquaient dans les recoins.

C’étaient ces éclats de rire qui avaient décidé Edgard pour la maison. Ça, et les projets qu’il nourrissait alors avec Pat. Beaucoup s’étaient d’ailleurs réalisés ; c’est tenir sur la durée qui s’était révélé plus compliqué que prévu.

Edgard s’époumona de plus belle. Justement, le temps des projets était revenu. Il allait commencer par quelque chose de simple. S’occuper du jardin, par exemple, et des rosiers de Pat qui s’étaient transformés en buissons épineux et avaient envahi l’allée.

C’est sur une interprétation toute personnelle de la Traviata qu’il se rendit dans la cuisine pour préparer son café matinal. Il venait tout juste de verser l’eau dans la machine lorsqu’un bruit provenant de l’entrée lui fit dresser l’oreille. Son cœur battit soudain plus fort.

— Raoul ?, appela-t-il en s’avançant vers la porte de la cuisine, la boîte de café dans la main.

Ce n’était pas Raoul.

La boîte en fer blanc s’abattit sur le carrelage dans un grand fracas métallique, laissant s’échapper ses graines noires. Avec stupéfaction, Edgard baissa la tête pour observer la tâche rouge qui était apparue au niveau de sa poitrine, sur son marcel jusque-là immaculé. Elle avait déjà commencé à grossir lorsque sa tête toucha le sol, ses pupilles dilatées tournées vers le plafond.

Sa vie avait déjà tant de fois défilé devant ses yeux qu’au moment suprême, sa dernière pensée resta bloquée sur les rosiers de Pat, qu’il avait toujours détestés.

« Plus besoin de les tailler, maintenant. »

Il puisa dans cette réflexion un étrange et ultime réconfort.


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