A l'X, le bicorne est incontournable: prologue

La petite pièce était éclairée par une lueur bleuâtre, et d’aucuns auraient vu là la preuve formelle qu’il s’était passé quelque chose à Roswell en 1947.

Un examen un peu plus attentif de la petite pièce aurait révélé que la lueur bleuâtre provenait d’un écran d’ordinateur, mais d’aucuns auraient vu dans ce fait une tentative de camoufler la vérité, à savoir qu’il s’était passé quelque chose à Roswell en 1947.

Un jeune homme était assis devant l’écran de l’ordinateur, et donnait toutes les apparences d’être sur le point de presser les touches du clavier dans un ordre plus ou moins établi ; et d’aucuns auraient vu en lui un envoyé du Gouvernement avec la mission de nier farouchement qu’il s’était passé quoi que ce soit à Roswell en 1947.

Le jeune homme en question n’avait en fait strictement rien à voir avec Roswell ; ni d’ailleurs avec le fait qu’il s’y était effectivement passé quelque chose en 1947. Mais il y avait au moins deux points communs entre lui et une créature étrange venue d’un autre monde. Tout d’abord, il semblait vouer un culte certain aux paysages extra-terrestres dont des posters colorés tapissaient les murs de sa chambre. Ensuite, le jeune homme avait pour caractéristique principale d’être élève en classe préparatoire dans un grand lycée parisien. Il n’était certes pas le seul dans cette pénible situation, mais il faisait partie de cette curieuse minorité qui semblait l’apprécier. Et autant le jeune Alix Lebicorne aimait la vie de taupin, autant les autres taupins avaient des boutons rien qu’à la pensée qu’Alix Lebicorne était l’un des leurs. Il faut dire que ça empêchait même certains d’entre eux de dormir la nuit. Parce que, songeaient-ils en se retournant dans leur lit sans parvenir à trouver le sommeil, Alix Lebicorne est incontournable.

Depuis tout petit déjà...

Bref.

Il ne fallait pas longtemps pour se rendre compte qu’Alix Lebicorne avait plus que des dispositions ; il avait des facilités, et ils étaient nombreux à trouver que c’était terriblement injuste. A dix-huit ans, Alix avait le respect de ses professeurs, des résultats scolaires que lui enviaient ses condisciples, et l’amour de maman Lebicorne et de papa Lebicorne, pas peu fiers de voir leur petit garçon, qui n’avait physiquement rien d’un poids lourd, s’imposer de loin dans tous les domaines où il fallait jouer de l’intellect plutôt que des muscles. On aurait pu dire qu’Alix Lebicorne avait le profil type du taupin standard ; parce qu’il avait de l’acné, comme tous les adolescents, qu’il portait des lunettes, comme tous les myopes, et qu’il souffrait d’asthme chronique, comme tout habitant en bord de périph. Mais cela ne suffisait pas à en faire une caricature vivante, peut-être à cause du détachement qu’il mettait dans tous ses actes. C’était un type presque normal, un peu renfermé peut-être. Un garçon intelligent, brillant même, et qui l’assumait sans en faire un drame.

Il était en ce moment assis devant l’écran de son tout nouvel ordinateur, et depuis que nous l’avons rencontré, il avait eu le temps de taper en caractères gras et italiques, au milieu de la première page :

T . I . P . E .

TRAVAUX D’INITIATIVE PERSONNELLE ENCADRES

Ce qui peut exiger quelques explications pour le profane qui ne serait pas familiarisé avec le Rituel dit de la Réforme de l’Enseignement Supérieur.

Les règles de bases sont relativement simples. Quelqu’un, quelque part dans un cabinet ministériel, décide un jour que tout ce qui a été fait avant lui ne vaut par construction pas un pet de lapin et qu’il est temps qu’il mette lui-même la main à la pâte, histoire de corriger toutes les bourdes colossales dues à l’incapacité chronique de ses prédécesseurs. Il songe alors à tout raser au bazooka, rédige un brouillon de rapport de projet et s’en va trouver un conseiller en communication. Lequel hoche la tête avec un petit sourire entendu, prononce quelques phrases encourageantes sur l’enthousiasme des débutants, et explique au type du ministère que son brouillon de rapport de projet met en danger la sécurité de l’Etat. Il le rebaptise aussitôt brouillon de projet de rapport et en passe les neuf dixièmes au mixeur. Reste une feuille, qu’il découpe en quatre ; le conseiller en communication bande alors les yeux du type du ministère (avec son mouchoir, si celui-ci est propre) et il dépose les quatre bandes de papier devant lui. Le type du ministère choisit un des bouts de papier et le tend au conseiller qui en échange lui ôte son bandeau. Le travail du type du ministère est fini pour le moment, et c’est le conseiller en communication qui met en forme l’embryon d’idée tirée au sort dont il sera dit plus tard qu’elle a été soigneusement choisie après études préalables et discussions ouvertes avec les parties concernés. Il en résulte une version définitive du brouillon de projet de rapport (l’oxymore justifie la paye faramineuse du conseiller en communication). Retour du type du ministère, qui doit maintenant trouver quelqu’un pour assumer, s’il ne veut pas le faire lui-même, les décisions et conclusions du BPR. Ce qui survient par la suite tient du coup de poker. Ou bien le pays se soulève et le type du ministère est soumis à un lynchage médiatique qui marque la fin de sa carrière politique jusqu’à ce que quelqu’un d’autre vienne prendre sa place sur l’échafaud public. Ou bien le BPR tombe entre les mains d’un autre type du ministère qui s’en sert comme cale-pied. Dans les deux cas, le BPR aura joué son rôle d’instrument de culte sacré.

Comment certains BPR se transforment en rapport tout court, puis en projet, adoptés en énième lecture par l’Assemblée après une douzaine d’amendements, ratifiés par le Sénat, soumis à référendum, approuvés par le Conseil approprié, et tout en ayant servi une dizaine de fois de cale-pied, demeure donc un mystère.

Une telle conjonction des astres avait néanmoins dû présider à la mise en application de cette Réforme particulière, dont une conséquence immédiate avait été l’apparition d’une matière supplémentaire dans le cursus scolaire du taupin : les Travaux d’Initiative Personnelle Encadrés. Il s’agissait en fait de préparer un exposé scientifique sur un sujet lié à un thème, qui changeait chaque année : la mesure, le temps, le développement durable avaient déjà été explorés, et cette année-là, les taupins auraient à plancher sur celui de l’eau.

C’était vague, et là aussi, c’était fait exprès. Du moins, c’est ce qu’affirmaient les conseillers en communication, et le plus facile était de loin de ne pas mettre leur parole en doute.

Au taupin de trouver un produit vendeur sur ce sujet et d’en tirer le meilleur prix en termes de notes au moment de passer l’épreuve au concours. C’était en gros la règle du jeu, et comme il était manifestement trop tard pour la remettre en cause, il restait seulement à s’y plier.

Ce qui nous ramène à Alix Lebicorne, puisque le jeune homme venait très précisément d’entreprendre la rédaction de son rapport, et que contrairement à certains de ses camarades, cette matière ne lui posait pas le moindre problème. A vrai dire, il était fou de joie, et il est indéniable que la vision de ce sain sentiment de bonheur n’aurait pas manqué d’émouvoir le type du ministère à l’origine de la Réforme. Ses doigts tremblaient légèrement quand il tapa sur son clavier les mots suivants :

Protocole de synthèse d’eau deutérée par une variante auto-entretenue du procédé au sulfure d'hydrogène de Girdler

Le chouième de la population capable de saisir la portée de ce sujet n’aura pas manqué de s’esbaudir devant l’ambition du jeune Lebicorne. Les 99,999% restants ont l’autorisation de hausser les épaules et d’attendre que la suite de l’histoire vienne leur apporter plus de précisions sur les notions d’« eau deutérée », ou de « procédé au sulfure d'hydrogène de Girdler ».

Ayant ainsi officialisé le thème de son TIPE, Alix avait levé un index qui s’apprêtait à s’abattre de nouveau sur le clavier de son ordinateur pour saisir la phrase d’accroche de son rapport, lorsque retentit un long cri de guerre qui vint interrompre son geste :

— Papaestrentrémonchéritudescendsdîner?

Alix Lebicorne poussa un bref soupir résigné et éteignit son ordinateur personnel après avoir enregistré le tout sous le nom de sauvegarde évocateur de «D2O.doc». Il s’étira, se leva, et quitta sa petite chambre non sans avoir au passage lancé un regard rempli d’amour en direction de la chemise en carton qui était posée sur sa table. Et il ne fait guère de doute que n’importe quel type du Ministère aurait eu une attaque en voyant la mention « Top Secret » qui était apposée sur la première page du dossier.


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