Lady in Red

Mais lorsque je la vis, à moi apparaître,
Vêtue tout de rouge dans un habit sanglant,
Je n'osai dire un mot, et passai pour traître
Auprès de celles qui me mendiaient un compliment.
Je n'eus d'yeux que pour elle, durant toute la soirée
Et pour cette seule raison ne l'invitai danser:
Comment voulez-vous, avec meilleur volonté
Admirer la beauté des yeux qui vous regardent ?
Quand caché dans la salle, mon coeur la cherchait
Et qu'enfin la trouvait au bras d'un jeune lad,
Battait si sourdement que souvent je craignis
De ne pouvoir supporter plus lente agonie.
Aux tréfonds de mon âme, la vérité hurlait;
La vérité hurlait: pour mon malheur, j'aimais.
Pour un baiser volé, le voleur est puni.
Mais avant d'être fardeau, son larcin est fruit
Qui vaut la peine qu'à jamais il endure
Les pires tourments, les plus grandes injures
Pour garder sur ses lèvres le goût d'un souvenir,
Le charme d'un parfum, la douceur d'un sourire.
Des lèvres brûlent des lèvres mais aussi incendient
Un coeur qui se consume, un corps que la vie fuit.
Aimer pour aimer est un rêve de philosophe,
J'aime pour une femme, un peu plus à chaque strophe.
Elle l'ignore, et m'a pris pour confident
Et de celui qu'elle aime me narre les talents,
Sans même s'apercevoir qu'assis à côté d'elle,
Je l'écoute en tremblant et souffre de mes conseils.
Serait-ce trahir un serment, si, par une nuit,
Je l'embrassais plus tendrement que d'autres soirs,
Me départissant de cet atroce rôle d'ami
Que jouer chaque jour abat mes espoirs?
Si au lieu de ma joue, je lui offrais mes lèvres
Et oubliais un instant d'être son frère,
Me haïrait-elle parce que je l'aurais trompée,
Pourrait-elle, un jour, à nouveau me pardonner
De n'avoir pas su réprimer mon désir
Et lui dissimuler l'amour qu'elle m'inspire?
Sûrement, je serais auteur d'une trahison:
Envers elle, d'abord, et cela, je ne veux pas.
Mais envers lui, aussi, car je dois reconnaître
Qu'il fut mon ami avant d'être un rival.
Dites-moi maintenant à quoi me soumettre:
A un sentiment que je sais être coupable
Ou à un vent violent que je sens être bon?
Le choix est impossible, la situation
Etrange: l'amour ne peut se mettre sur table.
Elle l'aime, me le dit, mais n'ose le lui avouer.
Il l'aime, j'en suis sûr, mais n'en parle jamais.
Jamais leurs visages ne se sont rencontrés
Pour goûter la saveur d'un langoureux baiser.
Leurs regards sont francs, seules leurs joues teintées de rose
Marquent qu'ils s'échangent un poème en prose
Avec chaque mot de tous les jours prononcé.
Ils sont seuls à savoir, et seuls à ignorer:
Complexes sentiments d'une jeunesse de vingt ans
Qui pense au fond d'elle même qu'elle a tout son temps.
Il n'y a que la mort qui saurait les presser
Et d'un seul coup de faux abréger mes tourments!
Je criais: "Je vous tuerai tous, puis m'en irai.
Demeuré seul, alors, comme un dieu je serai."
Ce soir, j'en restai à ces folles réflexions
Oubliant de me réjouir de la fête.
L'aube pointait déjà quand je vins au salon
Ne pouvant dormir, souffrant trop de ma tête.
Elle était là, allongée sur le sol même,
Une couverture négligemment posée sur elle.
Je ne pouvais me dire, en la voyant dormir:
"Elle est tout à moi, et pour toujours m'appartient".
Car ce que je vis, écrit sur son visage,
Retint ma main comme l'aurait fait un sage.
J'y lus ma souffrance, scellée dans un secret;
Sur ce front blanc, le nom d'un autre était gravé.

La vie expira au bord de son empire,
Au lieu des paroles de consolation,
Il murmura ce qu'il pouvait dire de pire:
"Je t'aime, pour le malheur de nos deux raisons."

Il est mort, mon ami, mon bourreau, mon rival,
Mort pour son pays et pour le trône royal.
Ma tristesse est grande, ma douleur sincère,
Car celui que je perds était comme un frère.
Je le pleure, soit, mais alors, mon dieu, pourquoi
Un horrible sentiment s'empare-t-il de moi?
Alors que je devrais être dans le malheur,
Une étincelle de joie éclaire ma demeure.
Suis-je devenu réellement inhumain
Au point de me réjouir dès le lendemain
Du départ de celui à la place duquel
J'aurai dû me trouver? Par la grâce du ciel
Un empêchement me fit demeurer au camp
Et ce fut lui qu'on choisit pour verser son sang.
Ô, Hasard, allié d'un funeste destin,
Es-tu seul coupable? N'était-ce que ton dessein?
Ne savais-je pas que justement ce jour-là
L'artillerie ennemie serait renforcée
Et que pour plusieurs de nous sonnerait le glas
Nos troupes n'étant suffisamment préparées?
Si je le confesse, je jure cependant
Que jamais n'enfreignis une seule fois le serment
De préférer mourir plutôt que d'envoyer
A ma place un autre se faire tuer.
Si je restai au camp, sauvant par-là ma vie,
Ce fut malgré moi et à cause d'un ami
Qui sentant approcher ses derniers instants
Me pria d'honorer les ultimes sacrements.
J'éprouve hélas! le besoin de me justifier
Car ce n'est pas là tout le fond de ma pensée.
Mon unique tourment se résume en ces mots:
Ai-je tué par amour et par jalousie
Ou par égoïsme, ce terrible défaut?
Suis-je un assassin dissimulé dans la nuit
Qui comme un lâche refuse de livrer combat,
De se battre à la loyale pour à la fois
Le coeur de celle qu'il aime, et qu'il n'ose espérer
Et l'estime de son père difficile à gagner?
Qu'elle est donc belle, la jeune fille en rouge,
Quand habillée de sang, elle pleure son amant.
Et je m'avance vers elle, le coeur brûlant,
Elle serre contre moi sa poitrine qui bouge
Au rythme des sanglots, des accords ravageurs
Qui des larmes amères ont toute la saveur.
Mais mes joues sont sèches et mes membres sont froids
Car quand même celle que j'adore est avec moi,
Je sais pourquoi elle pleure et qu'elle a tant de peine:
Juste avant de mourir, il lui a dit "Je t'aime!"
Ces mots qu'elle attendait depuis tellement longtemps
Que veulent-ils dire, quand enfin elle les entend?
Qu'avant d'être mariée ou même fiancée,
Par cet aveux final, elle est veuve de guerre,
Qui veut la toucher doit retourner à terre
En ne pouvant d'elle plus rien espérer.
Si j'avais eu, avant, le courage de lutter,
J'aurai pu, par mon coeur, abattre un vivant,
Mais que faire contre un mort qu'on ne peut plus blesser?
Comment, contre un fantôme, se déclarer gagnant?
Jamais la jeune femme n'émit une seule plainte
Mais son silence, en moi, causait plus de crainte.
Elle aimait un souvenir et avait vingt ans.
Qui aurait deviné en la voyant avant,
Qu'un jour elle ne pourrait même plus cacher
Le chagrin que pour tant d'autres elle avait chassé?
Je l'aidai de mon mieux, comme l'aurait fait un frère,
Faisant taire la voix qui criait dans ma chair.
Si je ne parvenais guère à la faire rire
Je pouvais néanmoins arracher un sourire
Qui éclairait un instant ce visage aimé
Et me brisait le coeur comme l'eût fait un baiser.

Le long de la colline, où coule un ruisseau,
Sont semés les cailloux que je grave de ces mots:
"-Quel que soit votre coeur, de pierre ou de diamant,
Quelles que soient vos pensées, mépris ou amusement,
Conservez mon trésor, gardez bien mon secret,
Pour toujours, jurez de ne jamais l'avouer:
Son nom ne vous importe, donc je le tairai.
Sachez seulement qu'elle est pour moi la plus belle
Et que c'est pour son bien que je vais m'en aller.
Elle peut encore m'oublier, j'ai confiance en elle.
Je pars maintenant, avant qu'il ne soit trop tard,
Avant que je ne lui avoue tout par hasard.
Je lui manquerai comme le ferait un ami,
Et non comme je sais qu'elle me manquera.
Je ne serai pour elle qu'un soldat enfui,
Mais pour quelle raison, elle ne le saura pas.
Qu'il me soit donné le courage de partir!
J'en ai à peine les moyens et point le désir,
Car que n'offrirais-je, pour pouvoir demeurer
Dans ce pays qu'autrefois j'ai tant abhorré!
Il s'agit là d'une bien étrange pensée:
Car si je vins ici, contre ma volonté,
Ce fut à cause de cette maudite guerre
Qui m'obligea à partir loin de mes terres,
Et maintenant que l'occasion m'est offerte
De quitter cet enfer pour mon propre pays,
Mon âme se déchire car mon coeur est pris
Et celle qui le possède ignore sa conquête.
Je pars pour son bonheur, pour mon malheur, aussi:
J'embarquerai, demain, sur un navire Français
Et comme un voleur, je quitterai la Russie,
Avec pour seul bagage des chansons oubliées.
Souvenez-vous de moi, ô rochers éternels,
Afin que par vos soins puisse être conseillé
Tout jeune homme qui aime et peut encore espérer
Plus qu'un titre d'ami et qu'un adieu formel.
Rappelez-vous la fuite de ce déserteur,
Qui résiste aux épées et qui survit au feu,
Mais qui ploie sous les coups assenés en douceur
A chaque fois que son regard croise certains yeux.
Ne m'oubliez pas, c'est ma seule prière.
Sur ce, je pars, en laissant derrière moi
Quelques paroles, un souvenir aux pierres,
Et un cri terrible qui me brise la voix."
Dans la grande forêt noire, je hurlai ces mots:
"Espérant le meilleur, m'attendant au pire,
J'ai perdu la foi, mais je veux toujours vivre!"
De cette voix, encore, raisonne l'écho.

Quand je revins au camp, enfin déterminé,
Mon départ sembla alors seul acte sensé.
J'éprouvais la joie d'une résolution prise,
La folie sur moi relâchait son emprise.
La nuit étoilée soutenait ma confiance,
Spectre ténébreux, j'éloignais tes avances.
Nul homme à cet instant n'aurait pu paraître
Plus fort que moi, moins enclin à se soumettre.
J'embarquais dans quelques heures que je passai
A revoir ces lieux où j'avais tant souffert:
Immense plaine, luxuriante forêt,
Où chaque rocher de sang est recouvert.
Mais ce paysage que je croyais haïr
M'apparut différent sous le clair de lune:
J'eus l'étrange sentiment que derrière les dunes
Une présence cachée me faisait un sourire.
Ironique, moqueur, il imprégnait mon âme,
Et ces seules paroles rallumèrent ma flamme
Lorsque la nuit en moi grava ces quelques mots:
"-Es-tu sûr que partir soit la seule chose à faire,
Quand tu viens seulement de trouver tes égaux?
En les quittant en secret, tu trahis tes frères.
Douze mois peuvent peser bien plus lourd que vingt ans
Pour qui a découvert l'amour et la haine,
Et creuser un fossé bien plus profond qu'avant
Entre la nouvelle vie et l'ancienne.
A ce pays qui t'a appris à tout craindre,
Tu es reconnaissant, malgré ton regard dur.
A ce sentiment qui t'impose de feindre,
Tu fais une prière qui se heurte à un mur.
Jamais choix ne fut plus difficile à faire,
Que tu partes ou restes, l'étau se resserre,
Que tu partes ou restes, tu seras le perdant.
Sois libre, ou libère: à quoi fais-tu serment?"
La caresse du vent, telle une rumeur qui court,
Me fit douter soudain, m'arrêtant sans recours;
Je m'assis sur le sol, et adressai aux cieux
Une fervente prière pour un coeur malheureux.
Ma belle assurance s'était en fait muée
En une sourde angoisse impossible à calmer.
Ma tête posée sur mes genoux repliés,
Sur une flaque d'eau, j'observais mon reflet
Quand soudain apparut près de mon visage
Le regard de celle dont j'implorais l'image.
Elle s'assit à mes côtés; pourquoi le fit-elle?
N'avais-je donc pas assez prié le ciel
De rendre moins pénible ma double tâche:
M'en aller loin d'elle sans même qu'elle le sache.
Elle ne disait rien, mais son silence parlait
Et moi, pauvre fou, que ne l'ai-je écouté !
Ce fut avec une violence mortelle
Que je pris son poignet et l'attirai vers moi,
Volant à sa bouche ce que j'ignorais d'elle,
Brisant le serment réitéré mille fois.

Que pourrais-je dire, pour me justifier ?
Que le clair de lune m'avait soudain aveuglé ?
Que les voix du destin faisaient leur ouvrage
M'empêchant d'obéir à ma volonté sage ?
Ou bien que, sans que je ne puisse l'expliquer,
Quelque chose en moi, fit que je prévoyais
Les événements de la soirée à venir ?
Fut-ce pour cela que je m'attendais au pire ?
Cet unique baiser au goût de désespoir
Dans lequel je noyais tout mon souffle, ce soir,
Se peut-il que j'eusse su qu'il serait le dernier,
Et que c'est là la raison qui me fit céder ?
Ce plaisir sauvage au doux parfum d'ambre
Quand devant moi sa silhouette se cambre,
Portait en lui une trop féroce douleur
Pour être reçu comme une simple faveur.
Et alors que je la serrais tout contre moi,
Nos fronts unis faisant de ses larmes les miennes,
Je sus que je la perdais pour toujours, cette fois,
Que toutes mes prières à jamais seraient vaines.
Elle ne m'a pas giflé, ne m'a pas repoussé.
Elle savait en venant ce qu'elle allait trouver :
Un homme fou d'elle, prêt à le lui dire,
Qui allait lui offrir son coeur et son empire.
Mais au dernier moment, n'ayant plus le courage
De me briser le coeur et de me condamner,
Elle serra contre ma poitrine son visage,
Et sur un triste rire, proposa de m'aimer.
"- Je vous aime, dit-elle, mais je serai franche :
C'est parce que vous étiez comme un frère pour lui,
Vous l'appréciiez, et le coeur où je m'épanche,
Est celui qui mes confidences accueillit.
Je suis prête à vous suivre, si vous acceptez
D'être aimé pour autre que celui que vous êtes.
Vous ne méritez pas cette peine que je vous fais,
Malgré moi, et que tellement je regrette.
S'il ne vous est pas odieux que je vous regarde
Avec ces mêmes yeux que je posais sur lui,
Il existe une chance pour qu'enfin je m'évade
De cette triste cage où se confine ma vie..."
D'une voix que je ne pus empêcher de trembler,
Je l'interrompis doucement, et murmurai :
"- Ne vous acharnez pas à trouver une excuse
A cet état des faits qui est si naturel.
Il ne s'agit pas de votre part, d'une ruse ;
Je sais : vous n'avez en vous rien d'artificiel.
Et ne considérez donc pas comme un péché
De n'éprouver pour moi que de l'amitié.
Car j'aurai sûrement tort en vous obligeant
A éprouver pour moi un autre sentiment.
Et pourtant, n'aurais-je pas donné n'importe quoi
Pour entendre de tels mots avec votre voix !
Mais ce n'est pas à moi que vous les adressez,
Sachez que votre malheur ne pourra m'apaiser.
Je vous en veux, jeune fille, et je ne peux
Admettre le contraire quand je vois vos yeux.
Je survivrai : je ne vous fais pas horreur,
De plus, mon visage, par vous n'est point haï."
Je sentis un poignard se ficher dans mon coeur
En l'entendant soupirer à voix basse : "Merci..."
Jamais je ne me revis aussi malheureux
Que cette nuit où elle dormit contre mon épaule.
J'avais vingt-cinq ans, et j'étais tellement vieux
Que mes larmes rouillées n'atteignaient pas le sol.

A l'aube, ma décision était prise.
Je la réveillai par quelques mots chuchotés :
"La guerre va durer. Fuyez son emprise !
Je connais le moyen de vous faire évader."
Le bateau levait l'ancre dans deux heures à peine,
Et n'ayant, quant à moi, plus de raison de fuir,
Je voulus la convaincre à son tour de partir.
Face à mes arguments, l'opposition fut vaine.
"- Cette guerre que nous menons n'est plus la vôtre.
Lui-même, s'il est mort, ce fut pour une autre.
La gagner ou la perdre n'est plus important.
Elle mène sans conteste à une dictature,
Civile ou militaire, inhumaine sûrement,
Comme le sont toujours toutes les impostures.
Vouloir sauver sa vie n'est pas une lâcheté,
Ne dédaignez pas cette occasion offerte
De poser ailleurs votre regard libéré,
Loin de toute cette folie de conquête."
Il faisait encore nuit alors que je courais
En direction du port où des lumières brillaient,
Mes doigts cramponnés à une main brûlante
Dont la pression sur ma paume accroissait ma hâte.
Le souvenir de cette course me hante :
Je craignais que le Temps ne dise "Échec et Mat !"
Au bord de la mer, sans même nous arrêter,
Nous courûmes d'une traite en direction du quai.
Arrivant au bateau, je vis le capitaine,
L'oeil interrogatif, face à ma gêne.
"- Vous n'auriez jamais dû venir aussi tôt !
Quel acte insensé, venez-vous de commettre !
N'avez-vous donc aucune pitié pour mes os ?
Et pourquoi n'êtes-vous seul à vous compromettre ?
Ne vous avais-je pourtant assez prévenu,
De ne parler à personne de votre venue !
- Pour cause de changement de plan, mon commandant,
Je ne pars plus. A ma place, emmenez-là,
Et veillez sur elle comme je l'ai fait avant.
Je réponds d'elle comme je le fis de moi."
Malgré l'obscurité, je la sentis rougir ;
Sa main dans la mienne sembla se raffermir.
"- Désolé, mon garçon, je n'ai pas mes aises,
Et ne pourrais embarquer même si le voulais
Une personne qui ne serait française
Et munie en conséquent de bons papiers.
Les temps sont durs et les contrôles terribles,
Je ne peux risquer de perdre mon affaire
A cause d'une imitation qu'on ne peut parfaire,
Et le temps vous manque d'en faire une crédible."
Je serrai les poings en contenant ma rage.
Jusqu'où donc, le destin voulait-il me mener ?
Ne m'avait-il pas déjà pris trop de gages ?
Désirait-il savoir combien il me fallait
Essuyer de défaites en jouant les héros
Pour aller de moi-même creuser mon tombeau ?
Et bien non ! je relevai le défi, encor !
Avec un rire sauvage, je sautai sur le pont,
Et prenant l'aumônier par le cou sans effort
Je lui demandai, moqueur, en haussant le ton :
"- Avant de bénir ce départ en voyage
Tu devras faire de moi un homme heureux.
Prends ton chapelet et célèbre mon mariage.
J'ai déjà mes témoins : mon Capitaine, et Dieu !"
De la jeune fille en rouge, je fis ma femme.
Pour le meilleur et pour le pire, je m'offris l'âme
De celle qui jamais ne devrai m'appartenir
Autrement qu'en pensée, ou bien qu'en souvenir.
"- Oui" Je n'avais jamais été plus sincère.
"- Oui" Elle ne mentait pas. Elle se tenait fière.
"- Vous pouvez maintenant embrasser la mariée."
Je lui tendis la main. Nos regards se croisèrent.
Elle s'approcha de moi, serra ma main levée,
Et puis dans un élan, embrassa mes lèvres.
C'était une caresse au goût de regret.
Ce n'était pas à lui, mais à moi, qu'elle l'offrait.
Pour la dernière fois...
Ce fut la seule, je crois.
Je lui donnai ma bourse : quelques économies
Rassemblées en hâte en prévision du voyage,
Trois ou quatre adresses, celles de vieux amis
Qui habitaient peut-être au-delà des nuages,
Et un papier jaunâtre où j'avais écrit
Que son divorce avait l'accord de son mari.
Je la poussai enfin à trouver du travail
Connaissant la langue, je la savais de taille.
Et j'éclate soudainement d'un rire fou
En songeant que dans l'aurore qui s'enflamme
Le bateau qui s'éloigne et se noie dans le flou
Est celui qui ramène chez moi ma femme.


Dix ans passèrent, avant qu'elle ne prenne fin,
Cette guerre des tsars de la bombe atomique.
Russes vainqueurs de Russes fut le seul but atteint
Affirmant encore la puissance de l'Amérique.
Quand je revins en France, j'eus l'espoir de la voir.
Mais il ne s'agissait que d'un rêve d'un soir,
Auquel on a tellement pensé, tellement cru,
Qu'il n'a de sens que parce qu'il est inaccessible.
On vit avec. Parfois, à force, on s'habitue
A le voir déambuler dans ces nuits terribles
Où les ombres s'agitent car le dieu Sommeil
S'est désisté en faveur du cruel Eveil.
Par un serment d'orgueil, je promis que jamais
Je ne tenterais rien pour la retrouver.
Et s'il m'arrivait parfois de souhaiter encor
Rencontrer son ombre, au détour d'un chemin,
De mon désir je riais bien fort - bien trop fort -
Quand au bout de l'allée, il n'y avait rien.


Bien des années passèrent. L'habitude me vint
De promener mes os au bord des cimetières :
Visites prévoyantes, j'attendais la fin
Qui ferait de ces demeures mon carquois de fer.
Fut-ce pour moi une grande consolation
Quand je découvris, gravé sur l'aile du temps,
Qu'elle avait vécu trois fois quinze printemps
Et malgré les années, avait gardé mon nom !
Devrais-je regretter ce que je refusai
Cette nuit où j'ai failli devenir un autre ?
La preuve est là : je sais qu'elle m'aurait aimé
Puisque sur sa tombe, je retrouve gravé
Ce présent que je voyais brûlé dans l'âtre.
Et c'est donc à vous qu'il me faudra me plaindre
Ô Destinée, Hasard, Dieu, ou je ne sais quoi,
De m'avoir obligé si longtemps à me taire,
Qu'en lisant : Ci-gît elle, je hurle : Ci-gît moi !

R.V.D.