Comme un chien dans un jeu de bowling: prologue

Une bonne odeur de pain grillé flottait dans le bureau lambrissé de James Lee Bowling. Comme tous les matins, Margareth était venue y apporter le plateau du petit-déjeuner, et comme tous les matins depuis cinq ans et son premier test de cholestérol, James avait grommelé en avisant la taille calibrée des deux toasts qui se chevauchaient dans l’assiette, le tube de fromage aux herbes 0%, l’unique morceau de sucre à côté de la théière d’Earl Grey fumante, le pot de lait lilliputien et le verre de jus d’orange pressé de frais mais saturé d’une pulpe qui avait l’agaçante manie de venir se coincer entre ses dents. Il y avait également une pomme sur le plateau, mais comme elle provenait de son verger, James se sentait obligé de la considérer d’un œil plus amène.

Il maudit la médecine en générale et le Dr. Emma Boule en particulier. Il aurait pourtant dû savoir que sa santé était quelque chose de bien trop sérieux pour être confié à une femme, toute diplômée qu’elle fût d’une prestigieuse faculté londonienne. La remplaçante de ce brave Dr. Cheescake, qui s’était contenté durant trente ans de lui tâter vaguement le poignet avant de lui prescrire invariablement la même potion à l’amertume réconfortante, avait cru bon de devoir marquer son territoire en imposant à son nouveau patient le bilan complet auquel le système de santé britannique donnait droit à tout sexagénaire, aussi fringant fût-il. Le verdict était tombé, et James Lee Bowling avait officiellement basculé du côté des malades en puissance.

Avec un soupir résigné, il déposa le morceau de sucre au fond de la tasse et le regarda fondre sous l’effet du thé bouillant. Les quelques gouttes de lait froid extraites du pot miniature ne suffisaient pas à attiédir le breuvage, James le savait très bien, mais se brûler le palais faisait désormais partie de son rituel quotidien. Ça avait le mérite de lui donner un prétexte pour s’emporter contre la pauvre Margareth. De l’avis de ses proches, James Lee Bowling n’était pas quelqu’un de commode, et lui-même en était tout à fait conscient. C’était d’ailleurs un aspect de sa personnalité qu’il cultivait avec soin.

En attendant que la boisson refroidisse, l’homme se leva, enjamba le gros chien – un dogue imposant – qui somnolait à ses pieds, et en faisant attention à ne pas s’emmêler dans les pans de son peignoir, il se dirigea vers la large porte-fenêtre donnant sur le balcon qui surplombait la cour.

C’était là un poste d’observation privilégié qui lui permettait de contempler l’ensemble de son domaine.

Il y avait la distillerie, tout d’abord. Située à quelques dizaines de mètres seulement des habitations, elle avait longtemps fait dire aux villageois de Finalcountown que les membres de la famille Bowling devaient inhaler plus de whisky que d’air au cours de leur vie. Cela n’aurait pas été faux à une époque, mais n’était en tout cas plus vrai depuis que James s’était lui-même chargé de mettre les bâtiments aux normes. Les vapeurs d’alcool ou le bruit ne l’avaient jamais dérangé, mais il avait bien fallu faire ça pour les enfants…

Il secoua la tête comme pour chasser une pensée désagréable de son esprit et décida de passer à autre chose.

Derrière la distillerie, encore plongés dans la brume matinale, il y avait les champs. D’un côté le verger, avec ses pommes croquantes et légèrement acidulées, qui donnaient une eau de vie de premier ordre. De l’autre, la plantation d’orge, celle qui faisait de la distillerie Bowling l’une des dernières d’Angleterre à cultiver elle-même la céréale permettant à son single malt de maintenir un niveau de qualité inchangé depuis plus d’un siècle. Une fierté, pour James. Et il ne s’expliquait pas pourquoi cela n’était pas aussi évident pour tous les membres de son entourage.

Il fronça les sourcils. On en revenait toujours au même point. Avec un effort dicté par les préconisations du Dr. Boule eu égard à sa tension, James s’obligea une nouvelle fois à modifier le cours de ses pensées. Il se pencha légèrement en avant, venant coller son front contre la vitre de la fenêtre jusqu’à pouvoir distinguer les écuries qui jouxtaient le verger.

Son regard s’adoucit aussitôt.

La distillerie était sa vie mais les chevaux avaient longtemps été sa passion. Les boxes alignés le long du terrain d’entraînement avaient abrité jusqu’à une vingtaine de bêtes, mais depuis que ces parvenus de travaillistes avaient aboli la noble tradition de la chasse à courre, il n’avait pas eu à cœur d’en conserver plus qu’une demi-douzaine. Quelques balades dans la forêt voisine, c’était ce à quoi ces merveilleux étalons, puissants et rapides, étaient désormais réduits. Mais James ne désespérait pas de réussir à faire changer cette loi castratrice qui venait nier les fières origines saxonnes du Royaume d’Angleterre. C’était une bataille qu’il ne menait pas seul : le prestigieux Jolly Jumper’s Club qui réunissait les fines gâchettes du comté de Strawberryfield se sentait tout entier investi de cette importante mission.

James se détourna de la fenêtre. Faisant face à son bureau, une vitrine mettait en valeur les différents trophées de chasse qu’il avait remportés depuis que son propre père lui avait mis sa première pétoire entre les mains, plus d’un demi-siècle plus tôt. « Pétoire », d’ailleurs, n’était pas le terme adéquat : le premier fusil de James avait été une Remington semi-automatique qui était déjà une pièce de collection dans les années 50. Elle trônait maintenant dans la vitrine, au milieu des coupes, des figurines et des médailles.

Est-elle vraiment à sa place ?, se demanda une nouvelle fois James avec un pincement au cœur. Quelques années auparavant, le chien du fusil s’était cassé et aucun des artisans qu’il avait consultés ne s’était déclaré capable de la réparer sans remplacer tout le mécanisme. Le vieil homme s’y était refusé, illustrant une nouvelle fois par cette attitude son caractère entier. De toute façon, avait-il songé, qui d’autre que moi pourrait vouloir l’utiliser ? Ronald Lee, évidemment, n’était plus en mesure de la posséder. Le fils unique de James Lee Bowling était mort dix-sept ans plus tôt, de la façon la plus stupide qui soit : terrassé par un moustique porteur du virus de la Fièvre du Nil, alors qu’il était parti s’occuper d’éléphants, de girafes ou de singes (James ne savait plus trop) dans une quelconque réserve africaine. Mourir en soignant des animaux sur un autre continent, a fortiori lorsque l’on est l’héritier de la dynastie des Bowling, avait été aux yeux du patriarche un crime impardonnable. Il n’en avait pas moins fait face à ses obligations en recueillant chez lui la veuve de Ronnie Lee, la brave Margareth, et ses trois rejetons. Le petit Stratford Oliver n’avait alors que trois ans, sa sœur Judy tout juste huit et l’aîné de la tribu, Kyle David, à peine dix. Mais si James avait à une époque caressé l’espoir de repasser le flambeau de sa passion pour la chasse à l’un de ses petits-enfants, il avait rapidement dû déchanter. Cela était malheureusement valable pour la plupart de ses passions…

Il réalisa soudain qu’il en était venu à évoquer précisément le sujet qui donnait des allures de montagnes russes à ses courbes de tension, ce qui lui valait les gros yeux du Dr. Boule. Mais était-ce sa faute si Margareth était une gourde, Kyle un incapable, Judy une écervelée et Stratford un bon-à-rien ? Ce dernier, qui allait tout de même sur ses vingt ans, se conduisait toujours en gamin. Quand allait-il se décider à grandir enfin ?

Le vieil homme finit par hausser les épaules. Quoi qu’en pense le Dr. Boule, il était encore solide, d’un bois fait pour durer. La distillerie Bowling ne risquait rien tant qu’il serait à sa tête. Après… Il avait pris ses dispositions.

Ce fut en arborant un petit sourire qu’il retourna s’asseoir à son bureau. Il observa avec contentement l’épaisse liasse de papiers posée sur la table. Il se permit même de glousser légèrement en songeant à leur contenu, dont il était singulièrement fier. Il rassembla les feuillets et déverrouilla le coffre-fort scellé dans le mur derrière lui. Cela fit lever la tête du chien qui émit un bref aboiement.

— Chttt, Boulder !, lui intima son maître.

Il prit le temps d’aller lui ouvrir la porte et le poussa en dehors du bureau sans tenir compte de ses gémissements offusqués.

— Boulder Bowling, chuchota-t-il néanmoins en caressant la tête du dogue qui arrivait à hauteur de sa hanche, et si c’était toi, le dernier des véritables Bowling ?

Il le regarda s’en aller la queue entre les pattes, s’installer sur son postérieur quelques mètres plus loin dans le couloir, le regard plein d’une frustration douloureuse. Puis, une fois la porte refermée, James se dirigea de nouveau vers le coffre. La liasse de papiers y reposait désormais, et même si cela était pour James une source de satisfaction certaine, il se réjouit tout autant en considérant ce qui se trouvait à côté, dans un petit espace réfrigéré : un pot à peine entamé de marmelade à l’orange et une motte de vrai beurre délicatement salé. Tout cela était bien entendu rigoureusement interdit par le régime auquel le soumettait le Dr. Boule, mais c’était peut-être le goût de la transgression qui rendait ces tartines encore plus savoureuses…

Ce fut avec une joie sans mélange que quelques instants plus tard, James Lee Bowling croquait dans un toast gras et sucré à souhait – exactement comme il les aimait.


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