Mémoire(s) d'un tueur lambda - Prologue

« C'était un de ces matins de février, pluvieux et froid, un matin gris, tirant sur le blanc cassé, avec une pointe de marron et des bordures noires, un de ces matins qui projettent sur le reste de la journée une ombre triste et glacée, un matin blême, un matin morne, un matin moribond prêt à se suicider dans l’œuf de l'aube dans le seul but d’emmerder le lever du soleil, un de ces matins où les passants du boulevard Saint-Michel… »

Non.

Ce n’était pas vraiment ce genre de matin. Les différences sautaient aux yeux, et il était impossible de les ignorer.

Il faisait froid mais il ne pleuvait pas.

Les feux de signalisation marchaient très bien.

Aucun tremblement n’agitait la lumière des réverbères.

Voilà, parmi mille autres choses, ce qui n’allait pas.

Il n’était pas encore cinq heures, mais quelques voitures traversaient déjà les larges artères des Vème et VIème arrondissements en respectant scrupuleusement les limitations de vitesse sous la surveillance intransigeante de radars automatiques. Et bien sûr, aucun agent n’avait cru nécessaire de venir se planter là pour faire la circulation.

Lui, pourtant, était présent au rendez-vous. Le froid faisait claquer ses dents tandis qu’il serrait contre son corps transi les pans d’un manteau trop mince. La capuche du survêtement qu’il portait en-dessous dissimulait un regard fiévreux, des yeux qui papillonnaient à la recherche de détails auxquels se raccrocher.

C’était un besoin physique. Un élan de tout son être contre lequel il ne pouvait pas lutter. Parce qu’il était absolument crucial que les choses se passent comme indiqué dans le Livre.

La douleur recommença à lui vriller les tempes et un spasme le fit se plier en deux.

Ne pas vomir.

Car à aucun moment, le Livre ne mentionnait une quelconque tache grumeleuse qui serait venue souiller le bleu uni de l’asphalte.

S’il lui était impossible de tout contrôler, de façonner la réalité à l’image de ce qu’elle aurait dû être, il pouvait tout de même se maîtriser pour ne pas aggraver la situation.

Suivre le modèle.

C’était la seule solution pour calmer les battements fous de son cœur.

Alors qu’un nouveau vertige menaçait de lui casser les jambes, l’obligeant à mettre les genoux à terre quand il aurait dû se montrer inquiétant, menaçant, dangereux, il ferma les yeux. Ses lèvres psalmodièrent les mots qui valsaient dans sa tête :

In secret we met, In silence I grieve
That thy heart could forget, thy spirit deceive.
If I should meet thee, after long years
How should I greet thee: with silence and tears.

C’était presque aussi efficace que ces cachets qu’il avait décidé de ne plus prendre.

La nausée s’estompa un peu, suffisamment pour qu’il se sente capable de dessouder ses paupières. Le moment était venu d’accomplir le rituel, celui qui apporterait un apaisement durable à son âme tourmentée.

Il tourna la tête en tous sens. À cet instant, n’importe quel passant aurait fait l’affaire. Il avait déjà renoncé au policier en képi qui, si on en croyait le Livre, aurait dû se trouver ici.

Mais à cette heure matinale, les boulevards St-Michel et St-Germain étaient désespérément vides de piétons.

Il grinça des dents. Le rictus de haine qui tordit ensuite ses lèvres n’aurait rien eu à envier à celui de son illustre modèle. C’était loin d’être assez, cependant. Encore une fois, il allait devoir faire de l’à peu près. Le soulagement en serait d’autant moins satisfaisant, et de courte durée.

Heureusement, la plaque d’égout était là, pile à l’endroit où il fallait. L’afflux d’endorphines qui suivit cette constatation réussit presque à anesthésier son mal de tête. Il se dirigea vers le disque en métal d’un pas plus assuré.

Une voiture le frôla. Il en fut rempli d’aise, tant cela était en conformité avec ce qui était écrit. Il s’agenouilla et ses doigts engourdis par le froid cherchèrent un interstice où se glisser pour soulever le couvercle.

Quelqu’un avait sans doute mal fait son travail car il parvint à repousser la lourde plaque en fonte. Son regard plongea dans le noir, tandis que la scène telle qu’elle aurait dû se dérouler en réalité, se jouait dans son esprit. Il entendit les cris de l’agent de police, ses supplications, il goûta sa terreur en imaginant les larmes de bonheur qui auraient pu rouler sur ses joues quand son bras armé d’un hachoir aurait donné le coup de grâce.

En l’occurrence, il s’était muni d’un couteau à pain qu’il serra convulsivement dans sa main.

Peu à peu, alors que les images se dissipaient, il sentit ses muscles se relâcher. La tension qui l’habitait, qui faisait battre un cœur fantôme derrière ses globes oculaires, s’estompa progressivement. Surtout, les mots du Livre, ceux qui racontaient l’histoire, ceux qui étaient gravés comme au fer rouge dans son esprit, arrêtèrent de tourbillonner dans la prison de son crâne.

Avec soin, il replaça la plaque d’égout dans sa position initiale et se redressa en prenant une grande inspiration. Il s’abandonna ensuite à la mémoire de son corps, la laissant guider ses pas vers la station de métro.

La pulsion macabre était toujours là, lovée comme un serpent autour d’une circonvolution de son cerveau. Mais le marionnettiste invisible qui le manipulait, l’obligeant à exécuter ces rituels absurdes seuls capables de faire cesser sa souffrance, avait décidé qu’il était temps de passer au chapitre suivant.

Les commentaires sont fermés.