Carrément à l'OUEST: prologue

Un voile noir s’était abattu sur le monde. Une chape de plomb qui ne laissait filtrer aucune lumière, avait cloisonné l’espace, retenant la touffeur de l’atmosphère. Au loin, les vagues échos d’un tumulte où des cris se mêlaient à une musique sourde et dissonante, avaient les accents d’une fin des temps agitée.

Une fin des temps à l’odeur de lavande de synthèse.

L’alpha se redressa brusquement et cligna plusieurs fois des yeux. Il lui fallut quelques instants pour rassembler ses esprits et tenter de résoudre cette équation improbable qui voyait s’additionner obscurité moite, basses entêtantes et puissantes effluves de lavande. L’indice supplémentaire que lui fournirent sa langue pâteuse et son début de migraine lui permirent finalement de parvenir à une conclusion qui, pour peu glorieuse qu’elle fût, n’en devait pas moins être la bonne.

L’alpha poussa un grognement et se laissa retomber en arrière.

L’alpha était par définition élève en première année à l’Université Occidentale d’Ingénierie en Sciences des Télécommunications. Ou plus exactement, à l’Occidental University of Engineering in Science and Telecommunications, commodément abrégée en l’acronyme OUEST.

Ce n’était en fait pas une université mais bien une école d’ingénieur, du genre de celles qui s’intègrent après deux (ou trois) années de classe préparatoire aux grandes écoles. Une volonté d’ouverture à l’international – mâtinée d’une dose de snobisme – avait poussé la direction à angliciser son nom, ce qui avait finalement été accepté après un premier tollé de principe.

Ils étaient cette année environ cent cinquante nouveaux à qui l’OUEST avait souhaité la bienvenue en se basant sur leurs notes d’écrit et d’oral. Pas les tout meilleurs de ceux qui avaient vaincu l’épreuve de la prépa, mais pas les plus mauvais non plus. Cette école à la pointe de la Bretagne et de la technologie venait tenir compagnie à d’autres consœurs – comme Plouzané Télécom ou l’INIB – sur le Technopôle Brest Iroise, là où la politique de décentralisation avait voulu implanter une fourmilière de talents qui viendrait désengorger la Région Parisienne. Les réductions de charges et les aides territoriales avaient été suffisantes pour que la greffe prenne, même s’il existait toujours une petite jalousie complexée vis-à-vis des grandes sœurs de la capitale. Mais les profs étaient bons, les programmes ambitieux et – le plus important aux yeux de certains – le taux d’embauche dans les trois mois suivant l’obtention du diplôme frôlait les 100%.

Et puis il y avait la mer.

Le campus se dressait sur le site de la Pointe des Corsaires, surplombant une falaise déchiquetée par les assauts répétés des vagues du large. Les pieds léchés par l’écume, le regard pouvait se perdre au loin sans rencontrer d’autres limites que celles de l’horizon. Les bateaux qui sortaient ou rentraient dans la rade de Brest fendaient l’océan sous les yeux des étudiants attablés à la cantine. Les régates et les courses de voilier se vivaient sur le pont sans besoin de procuration. Et les couchers de soleil à l’OUEST, embrasant la mer et le ciel dans une même étreinte, avaient la flamboyance des cadeaux inestimables de la nature.

Et puis il y avait la pluie.

Mais on était au tout début du mois de septembre et elle se tenait pour le moment à carreau. Ce qui fait que les alphas fraîchement débarqués nourrissaient encore tout un tas de projets de balades sur la plage et dans les sous-bois, de barbecues au clair de lune et de sports d’extérieur sur leur campus baigné de soleil. Bien sûr, les bêtas et les gammas – respectivement élèves en deuxième et troisième année – savaient, eux, mais ils se gardaient bien d’enlever leurs illusions à leurs cadets. Il n’y avait, à l’OUEST, pas d’autre bizutage que celui-là.

L’alpha avait profité de cet intermède pour avancer dans la récupération de ses sens et était parvenu à se redresser. Ses yeux s’étaient finalement habitués à l’obscurité et les ténèbres avaient laissé place aux contours des machines de la laverie du campus. L’alpha était affalé dans une corbeille pleine de linge propre dont le propriétaire avait manifestement eu la main lourde avec l’adoucissant à la lavande. Les cris et la musique que l’on entendait au loin étaient les échos de la fête d’intégration qui avait lieu ce soir-là pour accueillir les nouveaux étudiants dans les règles de l’art – c'est-à-dire en les rendant fin saouls. L’alpha de la laverie s’était tellement bien plié au programme qu’il s’était retrouvé dans l’obligation de faire une petite pause à mi-parcours. Pas encore complètement familiarisé avec son nouvel habitat, il n’avait pas réussi à retourner à sa chambre et avait échoué dans la laverie, qui lui avait paru suffisamment accueillante pour qu’il y reste faire un petit somme.

Il lança un regard en direction de son poignet qu’ornait une large montre à quartz aux caractères lumineux ; elle indiquait une heure du matin. Il était en train de louper le cœur de la soirée. Il s’extirpa du panier de linge tant bien que mal et vacilla légèrement avant de se figer dans une position à peu près verticale. Faisant attention à ne pas se cogner contre une armée de lave-linges et de sèche-linges, occupants encombrants mais légitimes des lieux, il se dirigea à tâtons vers l’endroit où, d’après ses souvenirs embrumés, se trouvait la porte.

Il finit par rencontrer une poignée et l’agrippa un peu plus fort que nécessaire pour la faire tourner. Elle tourna mais la porte ne s’ouvrit pas pour autant, ce qui lui arracha une exclamation exaspérée. Il sortait de deux ans de prépa, autant dire d’abstinence, et il ne voulait rien manquer des réjouissances qui marquaient son entrée dans la vie insouciante et frivole d’adulte. Il répéta sa tentative un nombre suffisamment élevé de fois pour qu’un nouveau souvenir remonte à la surface de sa conscience léthargique. Ça concernait une histoire de badge d’accès. Un truc en plastique qui permettait d’ouvrir les portes en dehors des heures de fonctionnement normal.

L’alpha tâta la poche arrière de son jean, là où il savait avoir glissé le sésame magnétique. Et il jura en se rendant compte que la poche était vide. Le badge avait dû tomber dans la corbeille à linge où il s’était assoupi.

Du bout des doigts, il se mit alors à rechercher un interrupteur à côté de la porte. Dans une pièce bien éclairée, il ne lui faudrait pas longtemps pour retrouver le panier en question et récupérer son badge. Et quitter cette fichue laverie où il n’avait déjà perdu que trop de temps.

Seulement, l’alpha, dont certains neurones baignaient encore dans les vapeurs d’alcool, avait oublié la politique d’économie d’énergie qui était de mise à l’OUEST ; le système d’éclairage de certaines parties communes du campus était gouverné par une minuterie. Là où ses doigts cherchaient un simple interrupteur, ils ne reconnurent pas le mécanisme plus sophistiqué du minuteur.

Après quelques tâtonnements dans le noir, l’alpha était un peu dégrisé mais en proie à une panique naissante. Songer au ridicule qui l’attendait s’il devait patienter jusqu’au lendemain pour se faire délivrer par un camarade, était tout bonnement insupportable. Il avait trois années à passer à l’OUEST et avait à cœur de prendre soin de sa réputation. Il s’obligea à respirer profondément pour se calmer et cela lui donna une idée. Avec précaution, il se mit à quatre pattes au niveau du sol et, ravalant toute honte, misa au sens propre sur son flair pour tenter de localiser le panier à linge qui sentait si fort la lavande.

Il avait dû vider le contenu de deux ou trois corbeilles sans réussir à retrouver le rectangle de plastique lorsque cela se produisit.

Ça commença par une espèce de grondement sourd, un vrombissement étouffé. Et aussitôt après, les unes à la suite des autres, les portes des douze lave-linges qui composaient le gros de l’armada de la laverie se refermèrent en une succession de claquements secs. L’alpha, qui avait le visage à la hauteur des tambours, sursauta vivement. Il n’avait senti aucun courant d’air qui eût pu être à l’origine de ce phénomène, et cette absence de cause avait quelque chose d’inquiétant. Avant qu’il n’ait réussi à établir avec exactitude le niveau de stress qu’engendrait chez lui ce genre de manifestation, un nouvel évènement rendit ses estimations caduques. Un voyant rouge s’était allumé sur chacune des machines, comme si douze doigts avaient pressé de conserve le bouton marche. Mais malgré l’obscurité et son état légèrement éméché, l’alpha était prêt à jurer qu’il n’y avait dans la pièce pas d’autres doigts que les siens.

Lentement, tout d’abord, puis de plus en plus vite, les douze machines se mirent simultanément à essorer un linge invisible que personne n’y avait jamais chargé. Lorsqu’elles atteignirent en même temps leur vitesse maximale, le carrelage du sol fit écho aux vibrations des carlingues métalliques qui s’entrechoquèrent dans un concert tumultueux.

La terreur redonna à l’alpha la présence d’esprit que lui avait ôtée l’alcool et dans le bruit assourdissant des machines qui tournaient à présent à plein régime, il abandonna son badge et ses cinquante euros de caution pour se précipiter vers la fenêtre qu’il déverrouilla en un tour de main. Il plongea par l’ouverture pour atterrir maladroitement sur le carré de pelouse qui entourait le bâtiment et prit ses jambes à son cou pour s’enfuir en direction du Foyer des Elèves où se déroulait encore la fête.

C’est ainsi que naquit la légende du Fantôme de la Laverie.


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