Prologue – Rester debout
Rester debout encore un peu et demain Debout comme rêve de vivre Sans l'ennui et sans le chagrin Rester debout comme on se sent bien Debout comme on se sent libre Debout on se retrouve enfin — Debout sur le zinc —Lorsqu’elle vit se dessiner dans le lointain la tache blanchâtre de la dune sablonneuse, la tortue-luth poussa l’équivalent reptilien d’un soupir de soulagement.
Elle avait parcouru des milliers de kilomètres, traversé les eaux profondes de plusieurs océans, bravé d’innombrables dangers avant d’atteindre cette crique de sable fin où l’attendait sa délivrance.
D’autres n’avaient pas eu cette chance.
Ignorant sa fatigue, elle s’autorisa une brusque accélération et ses nageoires musclées lui permirent de gagner une poussée supplémentaire dans sa lutte contre le courant. Seuls quelques instants la séparaient désormais de la promesse de repos que lui offrait le rivage. Un court repos, qui lui permettrait de recouvrer suffisamment de forces pour participer de la seule façon possible à la bataille que menait son espèce contre sa disparition.
Car elle était l’une parmi des centaines, là où elles auraient dû être dix fois, cent fois plus. Elles, qui avaient su résister à tous les cataclysmes depuis l’aube des temps, qui avaient trouvé très tôt leur place dans un écosystème complexe dont elles contribuaient activement à préserver l’équilibre, se voyaient menacées par la dernière espèce à avoir posé son pied à la surface du globe.
Et pour une âme ancestrale dépositaire de la sagesse originelle, c’était très vexant.
Au début, pourtant, ces grands singes mal dégrossis qui venaient agiter des bouts de branche sous leur nez tout en les bombardant de gravillons, n’avaient pas paru très inquiétants. Lorsqu’ils avaient fini par découvrir la technique permettant de séparer la carapace de la chair pour venir goûter à cette dernière, ils avaient rapidement compris le sens du mot « toxique », à coups de diarrhées aiguës et de vomissements. Il avait suffi aux tortues-luths d’isoler davantage leurs lieux de nidation pour qu’une cohabitation à peu près pacifique s’installe pendant plusieurs millénaires.
Ce n’était au final que tout récemment que la situation s’était dégradée – et ce avec une rapidité telle qu’aucune adaptation darwinienne n’avait eu le temps de se mettre en place pour sauver ce qui aurait pu l’être.
Le combat qui opposait les tortues-luths aux filets de nylon tendus le long des côtes était par trop inégal, leurs nageoires dépourvues de griffes se montrant incapables de déchirer les cages flottantes qui se refermaient inexorablement sur leurs corps massifs. Les pêcheurs pestaient pour leur matériel abîmé et rejetaient à la mer des tortues mutilées dont les plaies attiraient immanquablement des prédateurs qui n’en faisaient ensuite qu’une bouchée.
L’autre catastrophe, c’était les sacs en plastique qui avaient envahi toutes les strates des océans, des sacs chatoyants et appétissants comme des méduses, celles dont les tortues sont si friandes. La méprise était courante, et l’étouffement qui suivait l’ingestion pouvait provoquer une agonie de plusieurs heures qui s’achevait toujours dans le silence et la solitude des profondeurs abyssales.
Pour finir, le fléau le plus insidieux était peut-être le poison qui s’était instillé dans toutes les eaux de la planète, un poison qui obscurcissait l’avenir en venant diminuer la capacité du vivant à se reproduire. Non seulement les pontes des tortues-luths s’étaient raréfiées, mais le nombre d’œufs à éclore dans une portée s’était effondré. Les fragiles créatures qui parvenaient à briser leur coquille pour aller se précipiter dans la mer devaient en revanche affronter autant de dangers qu’auparavant.
Tout cela faisait que la tortue-luth avait particulièrement conscience de la valeur de ce qui se nichait pour quelques instants encore au creux de son corps.
Il faisait nuit noire lorsqu’elle finit par poser une lourde nageoire sur un sable encore tiède de la chaleur de la journée. Elle huma l’air chargé d’odeurs terrestres, sucrées comme celles de la papaye et de la mangue, musquées comme celles qui se dégageaient des sous-bois, et commença sa lente ascension vers la lisière de la végétation. Elle s’arrêta à la hauteur du premier palmier et entreprit de balayer longuement le sol sablonneux jusqu’à ce que quelques gouttes d’humidité remontent à la surface. Elle rassembla ensuite ses forces pour venir creuser le trou qui allait abriter ses œufs.
La ponte s’effectua dans un concert de cris rauques qui accompagnèrent l’expulsion de plusieurs dizaines de boules blanches. Mais la douleur n’était rien en comparaison de l’espoir qui roulait bille après bille au fond de l’abri provisoire.
Quand le dernier œuf eut quitté son ventre, la tortue-luth entreprit aussitôt de reboucher la cavité qu’elle avait creusée. Elle se sentait légère, heureuse, suffisamment apaisée pour occulter la fatigue des heures passées.
Elle prit le temps de tasser la butte sablonneuse pour effacer toute trace de son passage, avec l’espoir que cela suffirait à tromper les prédateurs prompts à s’en prendre aux coquilles si vulnérables.
L’aube pointait à peine quand elle estima que son travail était accompli. Elle se détourna du lieu de ponte et commença avec lenteur sa descente vers le grondement sourd des vagues déferlantes, à la rencontre d’une marée qui avait déjà emporté ses compagnes vers le large.
Elle était parvenue à quelques pas du liseré d’écume quand un sombre pressentiment lui fit lever la tête.
Inquiète, elle pivota sur elle-même ; et l’horreur figea sa gueule ouverte dans un long cri silencieux.
L’endroit où elle s’était délestée de ses œufs était en train d’être profané, fouillé, pillé par des hommes munis de flambeaux. Les flammes jaunes jetaient des ombres mouvantes sur leur peau mate et dessinaient des rictus moqueurs sur leurs bouches pleines de dents. Ils œuvraient sans bruit, avec une célérité de brigand, enfermant dans un carré de toile les espoirs tout juste nés de son ventre.
Impuissance, désespoir, colère, tourbillonnèrent dans ses yeux noirs, tandis que, l’un après l’autre, les nids de ses compagnes étaient également mis à sac.
Quelle excuse avançaient donc ces hommes pour venir voler à une espèce en voie d’extinction le prérequis à sa survie, eux qui avaient à leur disposition tant d’alternatives pour assurer la leur ?
Il sembla soudain insupportable à la tortue-luth que celles qui avaient depuis longtemps rejoint les profondeurs de l’océan restent à jamais dans l’ignorance du massacre. Une telle infamie exigeait un témoin. Alors, campant ses nageoires dans le sable humide, elle releva la tête pour toiser d’un air de défi ceux qui pillaient son avenir.
Elle ne cilla pas quand le premier doigt se tendit vers elle. Elle ne bougea pas lorsque l’homme se mit à courir dans sa direction. Elle ne broncha pas quand il brandit son bâton. Cela faisait longtemps qu’il était trop tard. Elle avait choisi de l’accepter avec dignité.
Le bâton s’abattit sur sa carapace, à plusieurs reprises, inutilement ; jusqu’à ce qu’un autre homme rejoigne le premier pour lui expliquer qu’il devait se servir de sa pointe et viser la peau plus tendre du cou.
* * * * *
C’était une bonne prise, qui leur rapporterait autant que l’ensemble des œufs. Une véritable aubaine, qu’ils monnaieraient à prix d’or sur le marché noir.
Car il est bien connu que la carapace réduite en poudre d’une tortue-luth, avalée avec un grand verre d’eau de mer, permet à tout homme à la semence défaillante de caresser à nouveau l’espoir de devenir père.