La tentation de la pseudo-réciproque: prologue

C'était un de ces matins de février, pluvieux et froid, un matin gris, tirant sur le blanc cassé, avec une pointe de marron et des bordures noires, un de ces matins qui projettent sur le reste de la journée une ombre triste et glacée, un matin blême, un matin morne, un matin moribond prêt à se suicider dans l’œuf de l'aube dans le seul but d’emmerder le lever du soleil, un de ces matins où les passants du boulevard Saint-Michel – trop matinaux, encore, pour être des promeneurs – auraient pu sembler jaillir de la brume tels des guerriers des ténèbres, sublimes et féroces, si la brume en question ne s’était justement fait remarquer par son absence, venant ainsi foutre en l'air une atmosphère qui aurait pu être brillamment évocatrice.

Bref, c'était vraiment un très sale matin.

Au croisement des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain, une silhouette emmitouflée dans un large pardessus battait le pavé en soufflant dans ses mains. Un médium un peu attentif aurait pu lire ses pensées qui se résumaient à : "Saleté de matin. Qu'est-ce que ce matin peut être sale, bordel ! Bordellement sale, même. Saleté de bordel de matin !..." Et ainsi de suite. Parfois, la silhouette s'arrêtait de piétiner, faisait une pause et se prenait à réfléchir. Elle se grattouillait la tête sous son képi, ce qui était le signe d'une incommensurable perplexité. Il aurait pourtant été faux de dire que l’agent Actif était bête. Non, l’agent Actif était seulement un peu lent. Cela faisait maintenant une semaine qu'il était officiellement entré en fonction après sa sortie de l’école de police et autant de temps qu’il s'amusait à battre le pavé en soufflant sur ses doigts engourdis, entre deux et cinq heures du matin, au croisement des saints Michel et Germain. Le chef avait dit : « Agent Actif, vous me ferez la circulation entre deux et cinq au croisement des Saints. » Et en employé consciencieux, Actif s'était fait un devoir d'obéir au pied de la lettre. Mais en y réfléchissant un peu plus avant – au risque d'outrepasser ses prérogatives – il avait fini par se demander si quelque chose ne clochait pas dans toute cette histoire. Et en ce (sale) matin, il se disait, non sans une certaine inquiétude, qu'il venait peut-être de mettre le doigt dessus.

« Faites la circulation » avait dit son responsable, ce qui était justement le genre de boulot qui entrait tout à fait dans les attributions de l’agent Actif. L’œil vif, le képi haut, le sifflet se balançant avec un faux air de décontraction à la ceinture, l’agent Actif avait fière allure en arpentant le macadam, entouré d'un halo lumineux de gaz de pots d'échappement, se faufilant avec grâce et légèreté entre les pare-brise et les tôles froissées. C'était de là, précisément, que venait le problème. La circulation au croisement des Saints, entre deux et cinq heures du matin, était pour le moins limitée, dans la mesure où elle se résumait, en moyenne, à quelques conducteurs passablement ivres et à des jeunes se livrant à des séances de rodéo. Bref, à des personnes que l'agent Actif ne se sentait guère enclin à fréquenter.

Il s'était insensiblement éloigné du croisement pour s’engager sur le boulevard Saint-Michel, marchant à pas lents à la lueur des réverbères. Les sourcils froncés dans son effort de concentration, il essayait de se souvenir avec exactitude des paroles du chef. « Faites la circulation », ça c'était clair. « Au croisement des Saints », là non plus, pas d'erreur possible. « Entre deux et cinq », et personne n'aurait pu reprocher à l’agent Actif de manquer de ponctualité. « Et de toute façon, conclut Actif, les copains me l'auraient sûrement dit, si quelque chose n'allait pas dans mon service. » Car l’agent Actif faisait décidément confiance à ses collègues, une confiance bâtie sur les packs de bière et les K7 vidéos du premier vendredi soir qu’il avait passé en leur compagnie. Il en déduisit – l’agent Actif avait un faible pour les déductions – qu'il y avait sûrement une excellente raison à sa présence dans le quartier à cette heure improbable. C'était suffisant. L’agent Actif rajusta son képi et, rasséréné, entreprit de plus belle de battre le pavé en soufflant sur ses doigts gourds.

L’une des nombreuses pensées qui ne traversèrent pas son esprit, en ce (sale) matin de février, fut qu’il aurait aidé bien plus de vieilles dames et d’imprudents écoliers à traverser les larges artères s’il s’était occupé de régler la circulation entre 14 et 17 heures. Et que ses collègues, tout particulièrement ceux du vendredi soir, estimaient qu’il s’agissait d’un petit bizutage très inoffensif que de le laisser se lever en pleine nuit pour prendre son service. A leur décharge, on peut dire qu’ils avaient prévu de remettre les pendules de l’agent Actif à l’heure dès le lendemain.

Seulement, ils n’en eurent pas l’occasion.

Le jeune policier revenait sur ses pas en sifflotant un petit air entraînant, rythmé par le clignotement des feux orange, quand il avisa la silhouette sombre qui se tenait en plein milieu de la rue, absolument immobile et totalement silencieuse. Il se figea également, à une vingtaine de mètres de cette forme surgie du néant et cligna plusieurs fois des yeux. Quand il fut convaincu que cette présence n’était pas un artefact lié à la position des réverbères, aux nuages qui passaient devant la lune ou encore à sa lentille de contact gauche qui lui jouait parfois des tours, Actif exécuta un raclement de gorge de circonstance et se frotta ostensiblement le bout du nez.

— Ahem, fit-il sur un ton qui contenait toute l’expression de son autorité.

La silhouette ne broncha pas. Elle semblait attendre autre chose. La lumière vacillante d’un réverbère qui dominait la scène s’éteignit alors, après un dernier hoquet. Malgré l’absence de brume, l’atmosphère semblait soudain prendre une certaine tournure. L’agent Actif, pourtant, ne la goûtait que modérément. Il se sentait à présent vaguement inquiet, en constatant que les réverbères, les néons des magasins et les feux orange qui donnaient au croisement des Saints une allure de boîte de nuit d’un style post-apocalyptique, ne parvenaient pas à éclairer la forme sombre. Cette dernière semblait absorber toute lumière pour se retrouver nimbée d’un halo d’obscurité, impénétrable et, pour une raison indéfinissable, menaçant. L’agent Actif se frotta les yeux et respira plus fort, laissant une buée tremblante s’échapper de ses lèvres. A y regarder de plus près, ce que le jeune policier était bien obligé de faire, l’apparition de la forme elle-même avait quelque chose de mystérieux. Le simple fait qu’il faille parler d’apparition, déjà… Et puis la robe de bure surmontée d’un capuchon dont les contours se rejoignaient presque sur le visage, rappelait trop de mauvais films d’horreur pour ne pas produire un malaise dans une réalité où elle n’avait manifestement pas sa place. Mais en ce siècle de violences urbaines et de pragmatisme technologique, l’agent Actif n’avait pas appris à avoir peur d’une robe de bure qui apparaissait en plein milieu d’un boulevard parisien. Et là où ses médiévaux ancêtres auraient couru se réfugier dans une église pour s’asperger d’eau bénite, il se contenta de reprendre ses allées et venues devant la silhouette cagoulée. Il se demandait avec une certaine curiosité ce qui se passerait si une voiture surgissait sans que la forme n’ait bougé… « Comportement dangereux », là il pourrait faire quelque chose. Comme en réponse à son appel, un bruit de moteur se fit entendre, répercuté par les façades en pierre. Une voiture qui semblait arriver au croisement sacrément vite ! Par précaution, l’agent Actif se hissa sur le trottoir. Il pouvait voir les phares se rapprocher et leur lumière absorbée par l’étrange vêtement qui recouvrait la silhouette toujours immobile en plein milieu de la route. Le jeune policier toussota.

— Hum…

Il savait ce qu’il allait dire ; quelque chose comme « Allons, monsieur, ne restez pas là », mais il n’arrivait pas à décider sur quel ton il prononcerait ces paroles. C’est important, le ton, souvent plus que les mots, tout particulièrement quand il s’agit de se faire obéir en véhiculant l’idée que son autorité vient d’En Haut. C’est à dire de l’Etat. En l’occurrence, l’agent Actif cherchait surtout à trouver le ton juste pour éviter de montrer à quel point les apparitions de silhouettes sombres en plein milieu d’une rue lui flanquaient une trouille bleue.

Mais ce ton, il ne le trouva pas, et la voiture passa en trombe entre lui et la forme noire, faisant s’envoler son képi qui retomba dans le caniveau. Le policier cligna rapidement des yeux : il n’aurait su dire si le véhicule avait heurté l’étrange personnage qui gisait maintenant sur l’asphalte, recroquevillé sous son manteau noir. Les mots « non-assistance à personne en danger dans l’exercice de ses fonctions » flottaient dans l’esprit de l’agent Actif quand il se décida à s’approcher de la forme. Il pensa brièvement s'essayer à la sollicitude puis y renonça.

— Papiers, s'iou plaît.

Et il se produisit alors, en ce sale matin de février, au croisement des Saints, un événement quasi-biblique : l’Agent Actif fut littéralement avalé par le macadam. Toutefois, l'événement ne fut pas tout à fait biblique ; car la silhouette sombre suivit de peu l’agent Actif, non vers les entrailles de la Terre, mais plus prosaïquement quelque part dans les méandres des égouts de Paris.

Le fait marquant fut que l’agent Actif avait disparu de la circulation. Ce qui, en soit, était une sorte de comble. 


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