Opération Platypus: prologue

Des lèvres distraites vinrent déposer leur offrande sur la joue lisse de Gervais avant de filer avec leur jeune propriétaire vers l’épicentre des retrouvailles.

Gervais se redressa et esquissa un sourire. Il n’était pas homme à s’attacher aux rituels, mais il devait convenir que celui des déjeuners mensuels institué par sa femme afin de réunir la famille dans leur grand appartement haussmannien avait fini par le séduire.

Cela faisait presque un an que le premier dimanche de chaque mois, sur les coups de midi, les 120 m² de ce cossu immeuble du 6ème accueillaient neuf convives supplémentaires. Le fils et la fille de Gervais avaient fait ce qu’il fallait pour se retrouver, à l’approche de la quarantaine, dotés d’emplois stables et bien rémunérés, de conjoints stables et attentionnés, et de respectivement deux et trois enfants en cours de stabilisation dont les âges s’échelonnaient entre quatre et douze ans.

Tout ce petit monde contribuait à animer considérablement des repas qui se déroulaient autrement dans un tête-à-tête que les évènements de l’hiver précédent (dont la presse s’était largement fait l’écho) avaient singulièrement privé de son charme.

Et Gervais s’était pris à aimer le brouhaha qui remplaçait soudain le silence feutré de la vaste salle à manger, le bruit des couverts qui tintaient sur la porcelaine sans se soucier de l’ébrécher, les discussions à table, autour d’un rôti ou d’une tête de veau, les prises de bec entre sa fille de gauche et son fils de droite, les éclats de rire de ses petits-enfants et la lueur bienveillante qu’ils réussissaient à faire naître dans les yeux de Soanne. Soanne, la femme qui se tenait à ses côtés depuis plus de quarante ans et sans laquelle Gervais Ladécault, patron du CAC40 fraîchement retraité, adoubé Chevalier de l’Ordre National du Mérite, membre du Rotary Club et contribuable de la dernière tranche, n’aurait sans doute rien été de tout cela. Soanne, la femme pour laquelle, à son corps défendant, il était devenu un étranger quelques mois auparavant.

— Tu as bonne mine, papa.

Gervais accueillit le compliment de sa fille avec une légère grimace. Elle se croyait obligée de le lui servir systématiquement depuis qu’il avait pris sa retraite. Elle avait également commencé à scruter son visage pour tâcher d’y détecter le moindre signe annonciateur d’une rechute. C’était un peu agaçant.

— Je te remercie, ma chérie, répondit-il néanmoins tout en se demandant comment elle réagirait, elle, s’il lui parlait à chacune de ses visites de la crise de la quarantaine.

Il finit par hausser les épaules. Cela partait d’un bon sentiment, il viendrait peut-être un moment où Gervais ne serait pas mécontent que ses enfants se soucient de lui plutôt que de n’éprouver à l’égard de leur vieux père qu’une indifférence ennuyée. Mais il était bien trop tôt pour s’inquiéter de tout ça.

Dans le salon, kir breton et jus de fruit avaient déjà fait leur apparition. A côté, des chips bio sans sel et des crudités en bâtonnet accompagnées de leur ramequin de sauce au yaourt maigre illustraient les angoisses alimentaires de Soanne. Gervais s’était discrètement servi un verre de whisky et considérait l’opportunité d’aller tailler deux ou trois tranches dans le saucisson de chevreuil qu’il savait être stocké dans le garde-manger quand Charles vint se poster devant lui.

— Je peux ?, fit-il en désignant la bouteille de Bowmore que Gervais n’avait pas eu le temps de ranger.

Gervais considéra son fils avec un regard appréciateur. Ils se ressemblaient, tous les deux, physiquement et aussi dans leur façon de raisonner. Mais là où Gervais gardait le plus souvent pour lui le résultat de ses réflexions, Charles ne se privait pas de les revendiquer à la face du monde. Il en avait d’ailleurs fait en quelque sorte son métier : il était avocat au barreau de Paris et considéré comme l’un des meilleurs orateurs de la profession. Heureusement, les déboires de son père ne semblaient pas avoir affecté sa réputation.

Gervais déboucha la bouteille et servit son fils en ignorant délibérément le regard sévère de Soanne (« tu sais bien qu’ils ont une heure de route pour rentrer et que c’est toujours Charles qui conduit », lui reprocherait-elle après leur départ).

— Tout va bien ?, s’enquit Gervais une fois qu’ils eurent trinqué.

Dès son arrivée, il avait trouvé un air soucieux à Charles. Cela faisait longtemps qu’il n’interrogeait plus son fils sur ses préoccupations, mais il tenait à lui faire savoir qu’il était disponible si jamais il souhaitait lui en parler. Comme si, malgré tout, rien n’avait vraiment changé.

Charles secoua la tête.

— Rien de très important, fit-il. Un client à qui j’ai sauvé la mise m’a proposé de faire un investissement en Tunisie. Ça concerne pas mal d’argent et je me pose des questions sur la stabilité du pays. Il faut compter au moins trois ans pour que je retrouve mes billes, et là ça peut être énorme. Mais c’est quand même risqué… Alors j’hésite.

Gervais conserva un air placide malgré les rouages qui s’étaient mis en branle quelque part dans sa tête. Trois ans… Bon sang, c’était trop juste.

Charles sirota une gorgée de whisky avant d’ajouter :

— D’ailleurs, tu as peut-être un avis sur la question ? Après tout, tu as côtoyé les ministères pendant plus de vingt ans, et on doit y entendre parler de tous ces trucs-là, non ? Je pourrais te raconter mon affaire plus en détail....

Gervais parvint à hausser les épaules tout en arborant un visage neutre.

— Tu vois, fils, être à la tête d’un grand groupe industriel ne permet déjà pas de savoir ce qui se passe au sein de la nation. A fortiori, ce n’est pas là que je pourrais avoir vent d’un renversement de régime qui se tramerait dans un pays étranger. Et il n’est pas dit que quiconque dans un autre ministère que celui que je fréquentais en soit davantage capable.

Tout cela était rigoureusement vrai. Et pourtant, Gervais savait parfaitement à quoi s’en tenir.

— De toute façon, compléta-t-il, depuis un an que je suis en dehors du circuit, je ne suis plus suffisamment l’actualité pour pouvoir t’être de bon conseil dans tes placements.

Tout cela était rigoureusement faux. Non seulement Gervais pouvait expliquer les moindres variations de cours des grandes bourses mondiales, mais il était aussi en mesure de les prévoir. Le plus étonnant, dans tout ça, c’était qu’il ne détenait à titre personnel pas la moindre action.

Charles eut un sourire indulgent.

— J’oublie toujours que tu ne jures à présent que par les métaux précieux… J’espère quand même que si tu enterres tous tes lingots au pied d’un arbre, tu préciseras son emplacement dans ton testament !

Quand il s’agissait d’évoquer une disparition future, Gervais préférait les boutades maladroites de Charles à la sollicitude inquiète de Julie. Il avait conscience que ça n’aurait pas été le cas de tout le monde.

— Désolé, s’excusa-t-il encore.

— Ne t’inquiète pas, je vais essayer de me renseigner pour jauger les risques.

Charles est un garçon prudent, tenta de se rassurer Gervais. Juste avant de reconnaître qu’il aimait aussi beaucoup l’argent.

« J’espère pour toi que tu prendras la bonne décision. »

C’était tout ce qu’il pouvait faire pour lui.

A table, la conversation suivit les sentiers balisés qu’offre un déjeuner familial : les enfants, le travail, les vacances, l’actualité. Avec une petite pause pour complimenter la cuisinière sur son lapin aux pruneaux et une deuxième pour régler une dispute entre les deux plus jeunes garçons.

Ce fut pendant la discussion entre Julie et Charles à propos du nécessaire renouvellement des postes de fonctionnaires que Gervais perdit quelque peu le fil. Il suivait habituellement avec attention les joutes auxquelles se livraient ses deux enfants depuis leur adolescence – l’aisance naturelle de Charles pour s’exprimer étant contrebalancée par la fougue et l’engagement de Julie, mais ce jour-là, il se sentait un peu las. Il laissa les paroles, les bruits de fourchette, se dissoudre dans un fond sonore vague et dénué de sens. Dans quelques minutes, il se lèverait de sa chaise pour prendre congé de l’assemblée. Il affronterait le regard de Soanne, le doute dans ses yeux, toujours là malgré le pardon qu’elle avait fini par lui accorder. Ce doute qu’il ne serait jamais capable de dissiper totalement, c’était sa punition. Bien plus que l’humiliation. Bien plus que cette retraite imposée.

Il ferma les yeux un bref instant pour ne pas laisser le vertige le gagner. Il se répéta son engagement. Une courte prière qu’il s’adressait à lui-même. Et s’excusa une nouvelle fois auprès des siens. En silence, forcément.

— Bon, eh bien, je vais à ma répétition de chorale…

Il avait prononcé ces mots sans s’en rendre compte. Il était déjà debout, et Dieu sait pourtant qu’il n’avait pas la moindre envie d’y aller…

Ses deux petites-filles vinrent déposer un baiser sur chacune de ses joues, sans que Gervais ne parvienne à déterminer si elles y avaient été poussées par leurs mères. Quelle part de spontanéité restait-il dans ces gestes autrefois anodins ? Il faudrait sans doute encore beaucoup de temps pour qu’il cesse de se poser ce genre de question.

Après un dernier salut collectif duquel il s’efforça de gommer toute trace de gêne, Gervais enfila son pardessus, se saisit de la serviette qui contenait ses partitions, et quitta le confort de son appartement pour aller affronter les trottoirs humides de l’hiver parisien.

* * * * *

La porte du bureau ovale se referma derrière lui sans un grincement – après tout ce temps, quelqu’un avait fini par se décider à huiler les gonds. Ses compagnons étaient déjà tous là, rassemblés autour du polycom noir. Il les salua d’un simple geste de la tête avant de s’installer à sa place.

Une voix désincarnée jaillit alors de l’appareil pour annoncer :

— Allez-y, vous pouvez commencer.

Et pendant que l’un de ses camarades détaillait le plan de leur correspondant chinois pour déstabiliser les nations du Maghreb, N°4 se prit à imaginer ce qu’aurait pu être sa vie s’il n’avait jamais croisé le chemin tortueux de la Troisième Force, celui qui l’avait conduit à siéger à ce Conseil dont il ne partageait en rien les idéaux, mais qu’il avait choisi d’infiltrer pour préserver la seule chose qui comptât réellement à ses yeux : l’Equilibre des Pouvoirs. C’était cet idéal qu’il avait placé au dessus de tout, comme ses camarades, les vrais, pas ces quatre hommes qui, avec quelques autres, tiraient les ficelles de l’ordre mondial. Lui, avait simplement pour objectif de les empêcher d’aller trop loin. Il devait, pour cela, échouer parfois. C’était ce qui s’était produit l’hiver dernier, et il l’avait payé au prix fort.

N°4 eut une brève pensée pour sa femme, pour la peine qu’il lui avait infligée. Puis son attention se reporta sur le sujet du jour, qui était, au fond, le même à chaque fois : comment assurer aux hommes les plus puissants de la planète la certitude qu’ils allaient le rester.


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