Il s’agit de la question que vous allez forcément me poser avant la fin de cette chronique, et j’anticipe que la réponse va vous énerver un peu. Mais nous n’en sommes pas encore là, alors commençons par le commencement, (soit une tautologie), et chroniquons.
Et pour être plus précis : meta-chroniquons.
Il existe plusieurs familles de critiques littéraires.
Les très factuelles, tout d’abord, qui vous racontent le début (voire plus) de l’histoire, vous assènent les noms des personnages sans introduction préalable, et vous catégorisent la chose dans un genre plus ou moins figé. Au pire, ça fait quatrième de couv’ ratée, et au pire du pire, ça vous révèle toute l’histoire en accéléré façon résumé, et toutes les surprises sont gâchées.
Il y a ensuite les très subjectivement engagées. « J’en ai pleuré ma mère tellement c’était nul » ou « Je dors avec tellement c’est génial » sont le genre de phrase qu’on peut y trouver, avec de multiples répétitions de la même idée jusqu’à assèchement du dictionnaire de synonymes. Ça ne répond pas à la question fondamentale « Est-ce qu’il y a des dragons ? » et en tant que lecteur cherchant un bouquin pour la plage / le métro / l’avant-dodo, vous n’êtes pas plus avancé.
Il y a encore les très documentées. On vous y plonge le museau dans un bain de références (« Une histoire à la Zola racontée dans le style de Marc Levy avec des angoisses kierkegaardiennes et l’humour d’un Patrick Boutot »), et là, si vous ne savez pas que Patrick Boutot = Patrick Sébastien, vous êtes mort.
Et puis il y a les bonnes. Celles qui sont un peu toutes les précédentes à la fois, factuelles, subjectivement engagées, documentées, mais écrites d’une façon telle qu’elles vous projettent non en tant que lecteur, mais en tant qu’explorateur d’un univers à défricher – charge à vous de décider si ça vaut le coup de faire votre sac à dos.
Vous l’avez compris, pour le livre en question, j’ai furieusement envie d’en faire une bonne.
Ça commence comme de la blanche, par une rencontre : Laurel est journaliste, Charles écrivain, elle le retrouve à la Rochelle pour l’interviewer. Il ne semble pas s’en souvenir, mais il l’a vue, déjà, quelques années auparavant, et lui a même dédicacé un de ses bouquins. Au détour de quelques considérations sur l’art d’écrire, l’art de décrire, il lui fait comprendre qu’elle lui plaît. Elle a des choses à se prouver, et tout cela se termine là où vous savez.
Une histoire sans lendemain ? Oui, jusqu’à ce que Laurel décide quelques semaines plus tard de reprendre le livre que Charles lui avait dédicacé. En relisant la mention manuscrite, elle découvre qu’il lui a fixé un rendez-vous… le lendemain. Improbable ? Impossible. Et pourtant, tout se tient.
A partir de là, attendez-vous à pénétrer dans une autre dimension. La suite n’a plus rien de blanc. Elle vous envoie valdinguer à travers le temps et l’espace dans une aventure forcément différente de tout ce que vous avez pu jamais imaginer. La première projection du Rocky Horror Picture Show, Woodstock, le naufrage du Titanic, voilà quelques-uns des évènements que vous serez amenés à vivre dans les pas de Laurel, Charles et Olivia, la journaliste, l’écrivain, la scientifique, trio magique réuni par quelque chose qui ressemble au hasard et qui est à peu près l’inverse : la volonté implacable de celui qui écrit l’histoire (pas sûre que ce soit l’auteur…) de mener ses marionnettes jusqu’à la place exacte qu’il leur a assignée.
Littérature de personnage : ça y est, on y est. Et ils sont vivants. Et on vit avec eux, on vibre avec eux, on ne peut plus les lâcher tellement la justesse du lien qui les unit nous unit à eux. Les failles, les élans, les espoirs, les tristesses, ne se racontent pas, tout ça existe, et il n’y a rien d’autre à savoir.
Côté intrigue, ce livre est un véritable puzzle, dont chaque morceau, façonné avec méticulosité, finit par s’enclencher au moment où l’on s’y attend le moins. C’est fantasque, fantaisiste, fantastique, ça va chercher des émotions au fond de vous que vous aviez promis de garder pour la vie réelle, ça secoue, ça embarque, ça envole, et c’est ce genre de livre qui, après atterrissage, demande un redécollage immédiat.
Besoin de préciser que l’écriture coule comme une rivière, balancée, rythmée, tour à tour nonchalante et rugissante, mais toujours parfaitement maîtrisée ?
A l’exercice amazonien du « Si vous avez aimé… alors vous aimerez », on peut sans doute citer Jasper Fforde, le Tim Powers des Voies d’Anubis, le Vian de l’Ecume des jours, et l’Alice de Lewis Caroll (qu’il m’excuse l’inversion). Mais ce livre-là moins que tout autre ne saurait se réduire à des comparaisons avec des pairs, aussi illustres soient-ils. Sa composition, ses personnages, son style le rendent unique.
Ai-je réussi à vous donner envie de connaître le titre de ce livre qui représente la plus grosse claque littéraire que j’ai reçue ces dernières années ? Vous êtes prêt à vous précipiter chez un libraire, à braquer votre bibliothécaire ?
N’en faites rien. Car ce livre n’existe pas. Oh, il existe bien en tant que texte, pas de doute là-dessus. Mais vous ne pouvez pas vous le procurer.
Il n’a pas trouvé d’éditeur.
« Pour le moment », me souffle la part de moi qui se targue d’optimisme. « Un an de refus », souligne l’autre, celle qui sait que les éditeurs cherchent des livres « faciles à avaler »*.
Honnêtement, je ne sais pas combien de lecteurs potentiels compte cette œuvre. Je ne mesure pas la somme d’enthousiasme qu’elle est capable de générer, à l’instar de celui qui m’a habitée pendant le trop court week-end qu’a duré ma plongée en apnée. Mais je sais la frustration de ne pas pouvoir partager le plaisir que m’a procuré cette lecture exigeante…
Si ce post vous a donné envie d’enfiler votre sac à dos, cependant, peut-être que le message remontera jusqu’à l’auteur. Loin de moi l’idée de la pousser vers les chemins pavés de Babybels de l’autoédition, mais égoïstement, et tout autre recours épuisé… Bref, pour elle comme pour vous, et aussi pour la littérature, j’espère qu’on trouvera une solution.
Et au fait, non : il n’y a pas de dragon.
*Cette phase n’est pas de moi, hélas, mais bel et bien d’un éditeur, en réponse à l’un de mes propres envois