Il faut croire que oui. En leur lisant, par exemple, la bien nommée « l’Histoire de France pour ceux qui n’aiment pas ça », de Catherine Dufour.
Catherine Dufour : je l’ai rencontrée par livre interposé aux Utopiales de Nantes il y a une dizaine d’années de cela. Son « Blanche-Neige et les lance-missiles » m’avait fait de l’œil sur un étal et j’avais craqué à l’époque pour cette trilogie de fantasy parodique complètement barrée faisant intervenir, entre autres, des fées pompettes, lesbiennes et érotomanes, des nains, des gnomes, des archanges, des héroïnes de contes (plus) pour enfants et pas mal de raccourcis Windows (ah, l’infâme Bill Guette et sa réincarnation Will Door…). Trilogie finement sous-titrée « Quand les dieux buvaient », qui s’est depuis dotée d’une préquelle, et qui peut effectivement se consommer bourré à la liqueur de salsepareille et sans modération pour peu que l’on apprécie l’alliage du sens de l’absurde d’un Douglas Adams, l’écriture humoristique d’un Terry Pratchett, l’irrévérence des Monthy Python, et une densité phénoménale d’idées tordues par page.
Mais ce n’est pas le sujet de ce post.
Quelques années plus tard, en tombant sur le site de l’auteur, je me suis fendue d’un petit mail de fangirl (dans lequel, pour une raison que je ne m’explique toujours pas, je me retrouvai à parler de soutien-gorge et de trous de chaussettes). Dans la foulée, nous sommes devenues amies sur Facebook, ce qui m’a permis de découvrir ses engagements pour tout un tas de trucs très recommandables (féminisme, laïcité, droit à l’avortement, droits des gays…).
Mais ce n’est pas non plus le sujet de ce post.
Un jour, j’ai vu passer sur ma page Facebook une couverture de livre toute jaune, associant le nom de Catherine Dufour à celui de l’Histoire de France. Pour qui a lu les aventures des fées Pimprenouche, Babine-babine et Petrol’Kiwi, l’affaire avait de quoi faire lever un sourcil circonspect. Une curiosité sceptique m’a tout de même poussée à acquérir l’ouvrage en question, et à le glisser pas très loin du haut de ma PAL post-écriture LTPR T7.
J’ai cru au départ que j’avais entre les mains une espèce d’Histoire de France pour les nuls : Catherine Dufour nous invite à monter à bord d’un fier vaisseau pour « descendre le fleuve du temps », et à observer à la longue-vue les gesticulations de nos ancêtres. Vercingétorix et l’Empire Romain sont balayés en quelques lignes, puis on lève finalement l’ancre pour aller voir ce qui se passe du côté de Clovis à l’époque des Francs. A peine le temps de s’émouvoir de la barbarie des mérovingiens qui pratiquent allègrement le massacre intergénérationnel, que nous voici aux prises avec Frédégonde et Brunehaut, deux affreuses qui complotent l’une contre l’autre par maris et fils interposés. Cette dernière est connue pour sa mort assez atroce – attachée par les pieds à la queue d’un cheval, elle est déchiquetée quand celui-ci est lancé au galop.
Jusqu’à la page 25, on est donc plus ou moins en terrain balisé. Et puis on lit la page 26, et on comprend que le livre que l’on a entre les mains va nous emmener sur des chemins inédits. Car c’est là que Catherine Dufour nous parle de ses doutes. De la difficulté de connaître des vérités formelles à partir des informations parcellaires qui sont arrivées jusqu’à nous. De l’impossibilité, aussi, d’analyser les comportements de nos ancêtres avec nos esprits du 21ème siècle. Tout se retrouve remis en question : les exactions et les horreurs que l’on attribue à Frédégonde et Brunehaut ont été décrites pour la première fois dans un texte datant de plus de cent ans après leur mort, à une époque où ce genre d’écrit servait avant tout à divertir les nobles d’anecdotes croustillantes. Et si ces deux femmes n’avaient pas commis tout ce qu’on leur a reproché, et si elles n’avaient fait qu’appliquer les us en cours à l’époque, et si l’exécution de Brunehaut avait eu la noblesse de celles que l'on réserve aux rois malgré son apparente barbarie ? De quoi flouter ce que l’on croit distinguer dans notre longue-vue, n’est-ce pas ?
L’Histoire de France de Catherine Dufour n’est pas l’œuvre d’une historienne : mais celle d’une écrivaine aux talents de conteuse remarquables. Sous sa plume, ces faits que l’on croit connus se dotent d’une profondeur nouvelle. Les images fanées prennent des couleurs. Gagnent en contraste. S'impregnent d’odeurs. Et on peut dire que le passé pue.
Les grandes demeures royales pullulent de bestioles qui transmettent maladie sur maladie, la crasse est dans tous les recoins, la vermine dans les habits, les puces et les poux partout. L’Histoire s’écrit dans les latrines et dans les alcôves – on passe des premières où se vident des boyaux malades ou empoisonnés aux secondes où se vident des queues malades et qui empoisonnent. La consanguinité qui affecte les nobles aux manettes les dote de physiques et de cerveaux débiles, permettant aux ministres, aux maîtresses, aux trafiquants de l’ombre de s’adjuger tous les pouvoirs. Jusqu’à ce qu’un plus habile les repousse et prenne leur place au-dessus de l’épaule du roi.
Le livre interroge aussi sur la place des femmes : quelle peut-elle être dans une société où donner naissance à un garçon est la seule chose qui soit attendue de vous, alors que pas même la moitié des enfants qui viennent au monde ne survivent jusqu’à l’âge adulte ?
Tout cela est raconté avec un mélange d’humour et de gravité qui parvient à transformer un livre dont on connaît pourtant les intrigues par cœur en page-turner implacable. On y trouve de quoi rire et de quoi pleurer, de quoi réfléchir surtout, et de quoi douter.
Il nous fait à la fois prendre conscience du chemin que nous avons parcouru (parce que non, ce n’était pas mieux avant) et de la fragilité de nos acquis : pouvons-nous prétendre être à l’abri de ces folies si humaines qui ont conduit à la St-Barthélémy, à la chasse aux sorcières, à la Terreur ?
L’Histoire de France de Catherine Dufour s’arrête à l’aube du XXème siècle, qu’il est trop tôt pour évoquer avec détachement. Mais ce livre est de ceux qui rendent tangibles l’impression que nous marchons en équilibre sur un fil, entre l’horreur et le sublime, et qu’un rien peut suffire à nous faire basculer du mauvais côté.
J’ai envie de terminer cette chronique en chanson :
(Les lecteurs de la Tentation reconnaitront là le morceau qui donne son titre à l’épilogue du tome 6. Ses échos résonneront d’ailleurs bientôt jusque dans le tome 8.)
Que vous aimiez ou non l’Histoire, je vous recommande donc vivement cette croisière en eaux troubles à laquelle nous convie Catherine Dufour.
Si elle vous fait le même effet qu’à moi, je suis persuadée que j’y aurai gagné autant que vous.
PS. A ceux qui me connaissent IRL et que cette évocation de « nos ancêtres » pourrait faire sourire, qu’ils y voient une preuve non pas de ce que je me suis intégrée, mais de ce que j’ai intégré. La différence me tient à cœur. Et ce n’est pas tout à fait une autre histoire.