Dans le cadre vidéo posé sur le buffet, Soanne agitait la main en souriant. La séquence avait été capturée dix ans plus tôt, avec un appareil bénéficiant de la toute première version de la technologie Z-Move. Un cadeau de Charles, évidemment, qui, à l’époque, non content de s’équiper des derniers gadgets à la mode, se faisait un devoir d’en faire profiter ses vieux parents. Le mouvement de la main était un peu saccadé et le rebouclage manquait de fluidité – défauts qui avaient été corrigés depuis longtemps sur les appareils plus récents – mais pour imparfaite qu’elle fût, la courte vidéo de cinq secondes où Soanne saluait l’objectif était la seule à tourner sur le Z-Frame dans le salon.
Au départ, pourtant, Gervais avait accueilli avec une incrédulité polie le cadeau de son fils. Les images immobiles des photos de l’ancien temps avaient à ses yeux une poésie qu’il ne retrouvait pas dans le mouvement.
Et puis, quand sa femme Soanne s’était éclipsée de la vie réelle, à peine quelques mois après la capture de la Z-Photo, Gervais avait ressorti le cadre de son placard et fini par reconnaître que la vidéo rendait justice au sourire du modèle. Depuis, elle trônait sur le buffet, en face de la table où il prenait ses repas dans un simulacre de tête-à-tête.
La solitude ne lui pesait pas, cependant. Car même s’il approchait des quatre-vingts ans, Gervais débordait toujours d’une énergie qu’il savait mettre au service de ses nombreuses activités.
Chaque vendredi midi, il recevait tour à tour à déjeuner son fils Charles et sa fille Julie. Et la tradition des réunions familiales mensuelles dans le majestueux appartement haussmannien avaient survécu à Soanne, ainsi qu’à la défection progressive des petits-enfants devenus grands. En ces occasions, Gervais n’hésitait pas à se pencher sur les livres de recettes de sa femme et à passer des heures derrière les fourneaux. Et lui qui n’avait jamais cuisiné de sa vie avait appris sur le tard à préparer une tête de veau très honorable.
Il laissait tout de même au pâtissier en bas de la rue le soin de s’occuper du dessert. Car Gervais Ladécault avait le sens des choses réellement importantes et il les traitait toujours avec la plus grande attention.
Après la disparition de Soanne, il avait renoué avec un passe-temps datant de sa jeunesse en s’inscrivant à un club d’échecs. Il n’avait su transmettre son amour pour ce sport intellectuel ni à Julie ni à Charles – un des rares regrets qu’il nourrissait à leur endroit – mais il était parvenu à entretenir son niveau en jouant d’abord contre lui-même puis, quand la technologie l’avait permis, contre des programmes d’ordinateur de plus en plus évolués.
Au club, Gervais était capable de battre n’importe quel joueur. Il savait aussi se laisser battre quand il estimait qu’un gamin de douze ans en retirerait la fierté nécessaire pour asseoir sa confiance en lui. En échange, les jeunes, pas dupes mais conquis par ce papi futé, lui faisaient découvrir des jeux plus modernes à base de plateaux colorés ou de cartes illustrées aux pouvoirs spéciaux. Mais même s’il appréhendait rapidement leurs mécanismes, rien n’équivalait aux yeux du vieil homme l’équilibre subtil expurgé de tout aléa du Jeu des Rois.
Il avait aussi des livres pour s’occuper.
Les livres avaient surtout été la passion de Soanne, mais la grande bibliothèque aux ouvrages minutieusement triés dont il était devenu l’unique propriétaire avait réussi à le prendre à son tour au piège, l’attirant durablement dans ses fauteuils si confortables malgré leur cuir craquelé.
Cette pièce avait gardé l’odeur de sa femme. Elle était comme emprisonnée dans les pages de tous les livres qu’elle avait lus, et même annotés, parfois, au grand dam de Gervais qui se souvenait avoir crié au vandalisme, alors.
Alors…
Alors que maintenant, découvrir dans une marge ses réflexions griffonnées, instantanés d’une pensée qu’elle seule aurait pu décrypter, l’émouvait davantage que n’importe quelle photo.
La liseuse électronique – autre cadeau de Charles – n’avait quant à elle pas même eu droit à un seul cycle de rechargement.
Toutes ces activités auraient pu suffire à meubler agréablement les journées d’un paisible retraité.
Mais si Gervais était retiré depuis plus de quinze ans des affaires, il n’en avait pas encore tout à fait fini avec la mission qui l’avait occupé pendant l’essentiel de sa vie : faire en sorte que le monde, malgré sa singulière propension à vouloir marcher sur la tête, n’en tourne pas moins à peu près rond.
* * * * *
Avec le départ de N°3 pour un monde qu’on pouvait espérer meilleur, N°4 était devenu le doyen du Conseil Occulte. Cela n’avait strictement rien changé à son rôle au sein de l’organisation secrète, du moins pour le moment. Mais il sentait bien que son influence, cette fameuse influence bâtie sur des années à fréquenter les plus hautes sphères du pouvoir industriel et économique, était en train de s’effriter. Le N°3 actuel, en poste depuis deux ans, était un jeune loup qui maitrisait le gotha des nouveaux chefs d’entreprise : ceux qui comptaient réellement, à présent, s’occupaient de données, d’informations, de big data et de toutes les technologies de stockage, de distribution, d’exploitation et de partage de cet or numérique. Les vieux pontes de l’énergie et des industries manufacturières leur avaient cédé une partie de leur terrain. Mais le Conseil était justement là pour que les intérêts de tous les membres de son clan – à commencer par les siens – soient toujours préservés.
N°4 parvenait encore à se tenir informé des décisions stratégiques et des choix tactiques opérés par ceux qui avaient succédé à ses pairs, mais il lui devenait de plus en plus difficile de ne pas être mis à l’écart par les enfants ou les petits-enfants qui étaient à présent aux manettes et pour lesquels il ne représentait plus rien. Or la connaissance était l’engrais dont se nourrissait le Conseil pour peser sur les grands groupes – en pesant sur ses hommes. Gervais savait que ses jours en tant que N°4 étaient comptés. Et comme il n’y avait pas d’autre façon de quitter l’organisation que les pieds devant, il n’aurait guère dû se faire d’illusion sur ses jours tout court.
Mais l’illusion était précisément un domaine dans lequel Gervais excellait. Car malgré plus de quarante années dédiées au service du Conseil, aucun de ses membres successifs n’avait percé son secret. Depuis le début, ce N°4-là était un imposteur. Sous ses apparences d’oligarque dévoué à la cause de sa caste, il cachait en réalité l’exercice d’un culte adressé à un autre dieu.
L’équilibre.
L’équilibre des pouvoirs.
Ou comment assurer, en suivant les préceptes de la Troisième Force, qu’une idéologie, une doctrine, une politique, ne favorise pas un même petit groupe d’hommes par rapport à tous les autres pendant trop longtemps.
En regard de la situation actuelle et de ce qu’elle était depuis plus d’un siècle, on aurait pu penser que la Troisième Force avait foiré grave sa mission.
Cela aurait été méconnaître son mode de fonctionnement et ses objectifs.
Car l’équilibre au sens de la Troisième Force n’était pas un état stable. Son action s’inscrivait sur la durée, dans le temps. Elle permettait aux deux plateaux d’une balance de se retrouver en haut, l’un après l’autre, empêchant la mise en place d’un pouvoir absolu et sclérosant.
Paradoxalement, peut-être, la conception qu’avaient de l’équilibre les membres de la Troisième Force s’opposait foncièrement à l’immobilité. Le mouvement : voilà quelle était la clé. Parce que, pour ne pas disparaître, l’Homme avait besoin de continuer à avancer. Lors de son intronisation, le formateur de Gervais avait utilisé l’image d’un vélo roulant en équilibre grâce à des poussées successives imprimées sur son pédalier, de part et d’autre de son axe. Image à laquelle il avait lui-même fait appel à chaque fois qu’il avait procédé à des recrutements – soit trois fois au cours des trente dernières années. Il s’était toutefois demandé à bien des reprises d’où elle venait. Et il ne s’agissait là que de l’une des innombrables questions qu’il se posait au sujet de l’obscure organisation à laquelle il avait pourtant consacré plus que son existence.
Depuis quand la Troisième Force veillait-elle sur la destinée du monde ? Qui en avait défini les préceptes, et le mode de gouvernance si particulier ? De quoi, au juste, était-elle responsable ? Comment réussissait-elle à perdurer sans chef, sans « appareil », sans code écrit, sans rien d’autre sur quoi compter que le bon sens de ses membres – dont la plupart ne se connaissaient même pas entre eux ? Et, au final, est-ce que tous ces efforts servaient à quelque chose ?
Parce que Gervais était l’homme qu’il était, il avait répondu de manière affirmative à la dernière question. Et conclu que les autres, bien qu’intéressantes, n’avaient pas d’importance – signe que son recruteur, au moins, avait fait le bon choix. Un excellent choix, même, puisqu’avec les principes de la Troisième Force en tête, Gervais était parvenu à se faire remarquer de la façon qu’il fallait par le Conseil Occulte et à l’infiltrer. Car quelle meilleure place que le cockpit de l’ennemi pour livrer bataille ?
Gervais s’était toutefois interrogé plus longuement sur la pertinence de ses propres choix en tant que recruteur. Il avait douté, beaucoup, avant de finir par se fier à son instinct.
Et maintenant, alors que petit à petit, toutes les pièces qu’il avait soigneusement préparées étaient sur le point de se retrouver chacune à sa place, il allait découvrir s’il s’était montré à la hauteur de sa mission : déclencher le battement d’ailes de chauve-souris capable de conduire à une Révolution.
La suite: le 5 décembre 2014