Qu’est-ce que la réussite ?

Il arrive parfois, quand vous envoyez votre manuscrit à un éditeur, que ce dernier prenne le temps de vous expliquer avec un minimum de détails pourquoi il ne vous ouvre pas ses portes. Dans quelques rares cas, l’analyse est tellement poussée qu’elle tient à la psychanalyse, et vous vous retrouvez avec quelques questions existentielles sur les bras. Je vais garder la plupart de ces dernières pour moi, mais il y en a tout de même une qui mérite à mes yeux d’être partagée.

Il s’agit de la question de la Question.

Pour cet éditeur, un bon livre doit poser une question. Qu’il y réponde n’est pas indispensable, mais il doit au moins exister une interrogation fondamentale qui traverse le livre de la première page à la dernière. Telle une rivière souterraine faisant de temps en temps surface, elle doit conduire le lecteur (qui ignore en général que l’auteur l’a embarqué dans une pirogue) jusqu’à sa destination finale.

Je suis absolument en phase avec cette vision des choses.

Il s’avère (hélas pour moi) que l’éditeur n’a pas vu la « question » de la Tentation. Je me dis qu’il ne doit pas être le seul, alors tel un illusionniste dévoilant le « truc » derrière un tour raté, je vais vous la révéler.

Elle donne son titre à ce post.

Evidemment, que je consacre neuf ans et neuf livres à en faire le tour vous donne une idée de l’importance qu’elle a eue pour moi. Et j’ai fini par trouver « ma » réponse, celle qui me satisfait - la plupart du temps.

Puisque nous en sommes venus aux confidences, je vais vous avouer autre chose : si je ne me suis pas contenté d’une psychanalyse et d’une introspection accompagné de quelques p’tits verres de chouchen, ce n’est pas uniquement parce que l’abus de divan et d’alcool est dangereux pour la santé mais aussi parce que j’ai besoin que d’autres que moi se posent cette question.

Qu’est-ce que la réussite pour vous ? Tient-elle à ce que vous êtes ou bien à ce que vous avez ?

J’imagine que les réponses sont diverses… Au travers de mes romans, j’en ai pensé à quelques-unes.

- Un château à la campagne, un loft dans un immeuble parisien, un pavillon de banlieue ou bien la certitude d’avoir un toit sur sa tête, fût-ce seulement jusqu’au lendemain ?

- Au poignet, une Rolex, une Swatch, un truc quelconque qui donne l’heure, ou bien l’absence du besoin de savoir l'heure qu'il est ?

- Une Ferrari, une Mercedes, n’importe quelle bagnole qui roule ou bien des pieds qui peuvent vous porter jusque là où vous avez envie d’aller ?

- Une bibliothèque, une étagère de livres, une liseuse, ou bien une mémoire capable de se souvenir de tous les bons bouquins que vous avez lus ?

- Des amis, des amours, l’Amour ou bien la conscience profonde de tous les fils qui vous relient au reste de l’humanité ?

- Un empire, un patrimoine, un salaire fixe qui tombe tous les mois ou bien l’impression sans rapport avec vos émoluments de faire exactement ce pour quoi vous êtes venu au monde ?

- Des dizaines de milliers de romans vendus, un éditeur prestigieux, un livre dans une librairie ou bien une poignée de lecteurs prêts à vous suivre jusqu’au bout de votre histoire ?

- Le pouvoir sur tous, le pouvoir sur les siens, le pouvoir sur soi, ou bien celui de décider, indépendamment du regard des autres, qu’on a déjà réussi ?

Il n’y a pas de bonne réponse, surtout pas une succession hypocrite de « case D » - moi, par exemple, j’aimerais bien avoir une Mercedes :)

Mais en ces temps de pessimisme nécrosant et de nonisme buté, de désespérance complaisante et d’auto-apitoiement alimenté par une vue chromatiquement déformée du jardin du voisin, je pense qu’il n’est pas inutile de prendre quelques instants pour se remettre en tête ses objectifs. Le seul risque que l’on court est de découvrir que l’on en a déjà atteints quelques-uns.

Et d’ailleurs… Si la réussite se mesurait en réalité en une unité qui ne nous sera jamais totalement accessible : en nombre de sourires qu’on aura su faire naître sur notre parcours ?

Ça y est, je l’ai lu sur vos lèvres, le terme consacré qui balaie d’un ricanement moqueur tout ce qui porte la marque infamante de la gentillesse : « bisounours ».

« Nous ne vivons pas dans un monde de bisounours. » Je ne sais pas ce que ces personnages de dessins animés ont pu faire aux jeunes téléspectateurs français des années 80, mais je sais que cette expression me fait saigner des oreilles. (Surtout depuis que je l’ai entendue dans la bouche d’Eric Zemmour pour justifier les casseroles de nos hommes politiques.) Cette phrase d’apparence anodine est dangereuse. Elle légitime n’importe quel comportement, n’importe quel coup bas, et bloque toute aspiration à « un monde meilleur ».

Nous ne vivons peut-être pas dans un monde de bisounours, mais ce serait à mes yeux une réussite ultime que les réflexions de mes personnages vous donnent envie de mieux le définir. De ne plus le mépriser. De ne plus en avoir peur. De l’inscrire à nouveau dans le champ des possibles.

Et pourquoi pas, de m’aider à le construire.

 

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4 réponses à Qu’est-ce que la réussite ?

  1. Deidre dit :

    Vise la réflexion de bon matin et en plus en début de semaine!
    Mais c'est intéressant!

    Donc, après d'intenses questionnements, je dirais que la réussite, pour moi, est avant tout intellectuelle.
    Savoir élaborer sa propre réflexion, sans se laisser influencer par les Autres (avec tout ce que tu peux mettre dedans: famille, amis, collègues ou pression sociale), faire ses choix, savoir les argumenter.
    Et cela se traduit par beaucoup de choses au quotidien: choisir un partenaire qui te stimule intellectuellement, qui soit capable de remettre en cause tes choix, qui te force à y réfléchir, qui soit capable d'avoir un avis dissonant sur certains sujets, pour pouvoir confronter les points de vue .
    Trouvez un travail en accord avec tes valeurs qui te permettent de t'épanouir intellectuellement et qui t'apporte de nouvelles réflexions.
    Et surtout, réussir à transmettre le goût de la réflexion et le sens critique à tes enfants.
    Je suis à un âge où j'ai encore beaucoup de choses à accomplir, mais je suis heureuse de dire que j'avance dans la bonne voie.

    • Kylie Ravera dit :

      J'aime cette idée d'épanouissement intellectuel comme définition de la réussite: le plaisir de comprendre, d'apprendre, de sentir que quelque chose a trouvé sa place - ça marche pour les démonstrations de maths comme pour l'intrigue d'un livre ou... le rangement optimum des assiettes dans son lave-vaisselle ^^. En tout cas, il y a une réelle satisfaction à "vaincre" les questions, à "résoudre" les problèmes. Et plus ça demande d'efforts, de discussions, d'échanges, plus on est content et fier quand on en vient à bout.

  2. Manikrak dit :

    Voilà bien des questionnements pour un lundi matin ! mais tu as raison il faut de temps en temps se remettre les idées en place. ^^
    Honnêtement je pense que cet éditeur a voulu "se la jouer" en te refilant ce "conseil" qui n'en est bien évidemment pas un (ou alors la moitié des éditeurs ne connait pas cette "règle" vu les bêtises publiées dans lesquelles je cherche encore cette fameuse "question").
    J'ai acheté et lu ton premier tome, et je suis en train de convertir les miens !
    J'ai beaucoup aimé ! je changerai effectivement 2/3 truc si j'étais éditrice mais franchement, c'est du détail !
    Je suis très surprise et affligée de constater que tu ne trouves pas d'éditeur ! Et cette impression a été renforcée lorsque l'on m'a fait récemment lire un manuscrit (publié celui-ci) d'une bêtise sans nom et dont la rédaction est proche du niveau de la sixième !
    Espérons qu'un de ces professionnel flairera le bon filon de la tentation avant longtemps...
    Bonne continuation,
    Sandra

    • Kylie Ravera dit :

      Les éditeurs disent ce qu'ils veulent... et moi aussi :p
      Quant à savoir si je suis un bon filon... eh bien je ne le serai que pour l'éditeur qui décidera que j'en suis un 😀
      Merci pour tes encouragements. Et bienvenue dans ma pirogue - en espérant que le voyage continuera à être à ton goût!

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