Est-ce qu'il t'est déjà arrivé quelque chose de vraiment creepy ?

Vous voulez dire, de plus creepy que de tomber complètement par hasard sur Neil Jomunsi dans le métro à Paris ?

Alors oui.

J’avais quinze ans, j’étais en classe de première, et c’était pendant les vacances de février. J’étais seule à la maison avec mon père – ma mère et ma sœur étaient parties rendre visite à de la famille – et j’avais une otite carabinée, avec sans doute un peu de fièvre.

En me réveillant le matin, j’ai découvert posée sur mon bureau une feuille de papier que je ne me souvenais pas y avoir vu la veille.  Elle contenait un texte : un poème en alexandrins dont le titre était indiqué en haut de la page – Lady in red.

Le poème était rédigé sur une feuille à grands carreaux, semblable à celles que j’utilisais pour prendre des notes en cours, il était écrit en bleu turquoise-mer-des-îles, ma couleur de prédilection du moment, ne comportait pas une rature et bien qu’il m’en coûte, je ne pouvais faire autrement que d’y reconnaître mon écriture.

Mon père, homme pragmatique s’il en est, aussi peu porté sur les farces élaborées que sur les convocations spirites, a accueilli la nouvelle de cette matérialisation avec un haussement d’épaules indifférent avant de s’en retourner vaquer à des occupations plus terre à terre – qui avaient beaucoup à voir avec la lecture en alternance de l’Expansion, de Newsweek et du Point.

Le lendemain matin, au saut du lit, j’ai trouvé sur mon bureau la suite du poème. Toujours le même papier, toujours la même encre, toujours la même écriture – la mienne, et l’absence de tout souvenir de m’être levée la nuit pour pondre des alexandrins.

Si cela m’arrivait aujourd’hui, j’irais peut-être consulter. À l’époque, je trouvais ça juste flippant, cool et pas mal chouette.

Aussi ai-je été extrêmement déçue en constatant, le troisième jour, que le rendez-vous n’avait pas été honoré. J’étais pourtant persuadée que le poème n’était pas achevé, qu’il manquait encore des pans au récit qu’il déroulait.

J’avais raison. Le fin mot de l’histoire, je suis tombée dessus une semaine plus tard, en allumant le Mac qui trônait dans ma chambre. L’encre turquoise avait été remplacée par des pixels sur un écran : j’avais devant moi, consignés dans un fichier, plus d’une centaine de vers de douze pieds que je me serais sentie incapable de commettre éveillée.

Autre information : Lady in red était signé par un certain R.V.D. si je devais en croire les initiales apposées à la fin du poème.

Nous étions en 1993, Google n’était même pas un fantasme de visionnaire illuminé, ma seule piste pour tâcher d’en savoir plus était d’interroger ma prof de français. À la rentrée, je lui ai fait lire le texte, en lui demandant ce qu’il lui évoquait. Elle a mené quelques recherches de son côté et n’a rien trouvé.

Et les choses en sont restées là, le poème sombrant petit  à petit dans les limbes de ma mémoire.

Jusqu’à il y a une semaine environ où j’ai repensé à lui en entendant ça.

Chris de Burgh (bon, plutôt sa chanson) m'a donné envie de le relire et je suis allée le chercher dans mes archives, mon puits personnel d’histoires pas tout à fait perdues. J’ai retrouvé l’intégralité de ma production brouillonne et bouillonnante, des nouvelles, des débuts de roman, des poèmes inachevés de l’époque de mes quatorze-quinze ans.

Mais pas Lady in red. Là où il aurait dû être, dans un classeur rempli de feuilles soigneusement rangées sous pochettes plastiques et classées dans l’ordre chronologique, il n’y avait qu’un emplacement vide.

J’ai sondé mon entourage susceptible d’avoir eu connaissance de ce poème, avec la désagréable impression d’être incapable de gérer le fait que tout ceci n’ait été qu’une hallucination. Mais il évoque « vaguement quelque chose » à suffisamment de personnes pour que je sois rassurée sur ce point. Ma mère (coucou maman) a même entrepris de remuer ciel, terre, et la poussière des archives encore stockées chez mes parents pour tâcher de remettre la main sur le poème fantôme – en vain.

Ce poème, arrivé bizarrement chez moi, semble bien s’être volatilisé de manière tout aussi bizarre.

Quoique, peut-être pas tout à fait.

Il me reste quelques pistes pour le retrouver.

- il est possible que j’en ai donné 2 ou 3 copies à des ami(e)s proches de l’époque. Si vous vous reconnaissez et que vous êtes du genre à entasser les souvenirs comme un écureuil les glands, peut-être la dernière Lady in red dort-elle quelque part dans un carton entreposé dans votre grenier…

- rallumer un Mac qui n’a pas été alimenté depuis 18 ans. Dans ses entrailles se trouve peut-être encore la bête qui n’a jamais eu l’occasion de s’égayer sur Internet. L’opération est planifiée sur le mois de novembre, quand je retournerai à Paris.

- faire appel à ma mémoire.

Pour le moment, cette dernière m’a permis de reconstituer environ un quart du poème.

Je sais qu’il n’a pas une grande valeur artistique, que sa thématique « façon Cyrano » a été abordée douze mille fois, qu’il est naïf et imparfait. Je sais aussi qu’il existe une explication tout à fait rationnelle pour que ce soit bien moi qui l’ai écrit (la fièvre, le somnambulisme, l’étude des poètes romantiques du XIXe en cours de français, Chris de Burgh…) sans faire appel à de quelconques pouvoirs médiumniques.

Mais j’aimerais bien donner une autre fin à ma petite histoire creepy, une fin où… j’en retrouverais la fin.

En voici déjà le début, pour commencer, extrait de ma mémoire.

  • Lady in red
  • Et lorsque je la vis, à moi apparaître,
  • Vêtue tout de rouge dans un habit sanglant,
  • Je n’osai dire un mot et passai pour traître
  • Auprès de celles qui me mendiaient un compliment.
  • Je n’eus d’yeux que pour elle durant toute la soirée
  • Et pour cette seule raison ne l’invitai danser.
  • Comment voulez-vous, avec meilleure volonté,
  • Admirer la beauté des yeux qui vous regardent ?
  • Quand caché dans la salle, mon cœur la cherchait
  • Et qu’enfin la trouvait aux bras d’un jeune lad,
  • Battait si sourdement que souvent je craignis
  • De ne pouvoir supporter plus lente agonie.
  • Aux tréfonds de mon âme, la vérité hurlait.
  • La vérité hurlait : pour mon malheur, j’aimais.
  • Pour un baiser volé, le voleur est puni
  • Mais avant d’être fardeau, son larcin est fruit
  • Qui vaut la peine qu’à jamais il endure
  • Les pires tourments, les plus grandes injures
  • Pour garder sur ses lèvres le goût d’un souvenir
  • Le charme d’un parfum, la douceur d’un sourire.
  • Aimer pour aimer est un rêve de philosophe
  • J’aime pour une femme, un peu plus à chaque strophe.
  • Elle l’ignore et m’a pris pour confident
  • Et de celui qu’elle aime me narre les talents
  • Sans même s’apercevoir qu’assis à côté d’elle
  • Je l’écoute en tremblant et souffre de mes conseils.
  • Serait-ce trahir un serment si par une nuit
  • Je l’embrassais plus tendrement que d’autres soirs
  • Me départissant de cet atroce rôle d’ami
  • Que jouer chaque jour abat mes espoirs ?
  • Si au lieu de ma joue je lui offrais mes lèvres
  • Et oubliais un instant d’être son frère
  • Me haïrait-elle parce que je l’aurais trompée
  • Pourrait-elle un jour à nouveau me pardonner
  • De ne pas avoir su réprimer mon désir
  • Et lui dissimuler l’amour qu’elle m’inspire ?
  • Sûrement, je serais auteur d’une trahison.
  • Envers elle, d’abord, et cela je ne veux pas.
  • Mais envers lui, aussi, car je dois reconnaître
  • Qu’il fut un ami avant d’être un rival.
  • Dites-moi maintenant à quoi me soumettre :
  • À un sentiment que je sais être coupable
  • Ou à un vent violent que je sens être bon ?
  • La question est difficile, la situation
  • Étrange. L’amour ne peut se mettre sur table.
  • Elle l’aime, me le dit mais n’ose le lui avouer.
  • Il l’aime, j’en suis sûr, mais n’en parle jamais.
  • Jamais leurs visages ne se sont rencontrés
  • Pour goûter la saveur d’un langoureux baiser.
  • Leurs regards sont francs. Seules leurs joues teintées de rose
  • Montrent qu’ils s’échangent un poème en prose
  • Avec chaque mot de tous les jours prononcé.
  • Ils sont seuls à savoir et seuls à ignorer.
  • Complexes sentiments d’une jeunesse de vingt ans
  • Qui pense au fond d’elle-même qu’elle a tout son temps.
  • Il n’y a que la mort qui saurait les presser
  • Et d’un seul coup de faux abréger mes tourments !
  • […]
  • Elle était là, allongée sur le sol même,
  • Une couverture négligemment posée sur elle.
  • Je ne pouvais me dire, en la voyant dormir
  • « Elle est tout à moi et pour toujours m’appartient. »
  • Car ce que je vis écrit sur son visage
  • Retint ma main comme l’aurait fait un sage.
  • J’y lus ma souffrance scellée dans un secret :
  • Sur ce front blanc, le nom d’un autre était gravé.
  • Il est mort, mon ami, mon bourreau, mon rival.
  • Mort pour son pays et pour le trône royal.
  • Ma peine est grande et ma tristesse sincère
  • Car celui que je perds était pour moi un frère.
  • Je le pleure, soit, mais alors mon Dieu pourquoi
  • Un horrible sentiment s’empare-t-il de moi ?

La suite... peut-être au prochain épisode !

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